Les Mémoires d'un âne. Comtesse de Ségur

Les Mémoires d'un âne - Comtesse de Ségur


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je tétais nourrice.

      Caroline:—Où est-elle ta nourrice?

      L'enfant:—Là-bas, à la maison.

      Caroline:—Qu'est-ce qu'elle fait?

      L'enfant:—Elle marche; elle mange de l'herbe.

      Caroline:—De l'herbe? Et tous les enfants se regardèrent avec surprise.

      —Elle est donc folle? dit tout bas Cécile.

      Antoine:—Il ne sait ce qu'il dit, il est trop jeune.

      Caroline:—Pourquoi ta nourrice ne t'a-t-elle pas emporté?

      L'enfant:—Elle ne peut pas; elle n'a pas de bras.

      La surprise des enfants redoubla.

      Caroline:—Mais alors comment peut-elle te porter?

      L'enfant:—Je monte sur son dos.

      Caroline:—Est-ce que tu couches avec elle?

      L'enfant: souriant.—Oh non! je serais trop mal.

      Caroline:—Mais où couche-t-elle donc? N'a-t-elle pas un lit?

      L'enfant se mit à rire et dit:

      —Oh non! elle couche sur la paille.

      —Que veut dire tout cela? dit Ernest. Demandons-lui de nous mener dans sa maison, nous verrons sa nourrice; elle nous expliquera ce qu'il veut dire.

      —J'avoue que je n'y comprends rien, dit Antoine.

      Caroline:—Peux-tu retourner chez toi, mon petit?

      L'enfant:—Oui, mais pas tout seul; j'ai peur des hommes noirs; il y en a plein la chambre de grand'mère.

      Caroline:—Nous irons tous avec toi; montre-nous par où il faut aller.

      Caroline remonta sur son âne, et prit le petit garçon sur ses genoux. Il lui indiqua le chemin, et, cinq minutes après, nous arrivâmes tous à la cabane de la mère Thibaut, qui était morte de la veille et enterrée du matin. L'enfant courut à la maison et appela: «Nourrice, nourrice!» Aussitôt une chèvre bondit hors de l'écurie restée ouverte, courut à l'enfant et témoigna sa joie de le revoir par mille sauts et caresses. L'enfant l'embrassait aussi; puis il dit: «Téter, nourrice». La chèvre se coucha aussitôt par terre; le petit garçon s'étendit près d'elle et se mit à téter comme s'il n'avait ni bu ni mangé.

      —Voilà la nourrice expliquée, dit enfin Ernest. Que ferons-nous de cet enfant?

      —Nous n'avons rien à en faire, dit Antoine qu'à le laisser là avec sa chèvre.

      Les enfants se récrièrent tous avec indignation.

      Caroline:—Ce serait abominable d'abandonner ce pauvre petit; il mourrait peut-être bientôt, faute de soins.

      Antoine:—Que veux-tu en faire? Vas-tu l'emmener chez toi?

      Caroline:—Certainement; je prierai maman de faire demander qui il est, s'il a des parents, et, en attendant, de le garder à la maison.

      Antoine:—Et notre partie d'âne? Nous allons donc tous rentrer?

      Caroline:—Mais non, Ernest aura la complaisance de m'accompagner. Continuez,! vous autres, votre promenade; vous êtes encore quatre, vous pouvez bien vous passer de moi et d'Ernest.

      —Au fait, elle a raison, dit Antoine; remontons à âne et continuons notre promenade.

      Et ils partirent, laissant la bonne Caroline avec son cousin Ernest.

      «Comme c'est heureux qu'on ne m'ait pas écoutée et qu'on ait voulu me taquiner en passant si près du cimetière, dit Caroline: sans cela je n'aurais pas entendu pleurer ce pauvre enfant et il aurait passé la nuit entière sur la terre froide et humide!»

      C'était moi qu'Ernest montait. Je compris, avec mon intelligence accoutumée, qu'il fallait arriver le plus promptement possible au château. Je me mis donc à galoper, mon camarade me suivit, et nous arrivâmes en une demi-heure. On fut d'abord effrayé de notre retour si prompt. Caroline raconta ce qui leur était arrivé avec l'enfant. Sa maman ne savait trop qu'en faire, lorsque la femme du garde offrit de l'élever avec son fils, qui était du même âge. La maman accepta son offre. Elle fit demander au village le nom du petit garçon et ce qu'étaient devenus ses parents. On apprit que le père était mort l'année d'avant, la mère depuis six mois; l'enfant était resté avec une vieille grand'mère méchante et avare, qui était morte la veille. Personne n'avait pensé à l'enfant, et il avait suivi le cercueil jusqu'au cimetière; du reste, la grand'mère avait du bien, l'enfant n'était pas pauvre.

      On fit venir la bonne chèvre chez le garde, qui éleva l'enfant et en fit un bon petit sujet. Je le connais, il s'appelle Jean Thibaut: il ne fait jamais de mal aux animaux, ce qui prouve son bon coeur; et il m'aime beaucoup, ce qui prouve son esprit.

       Table des matières

       Table des matières

      J'étais heureux, je l'ai déjà dit; mon bonheur devait bientôt finir. Le père de Georget était soldat; il revint dans son pays, rapporta de l'argent, que lui avait laissé en mourant son capitaine, et la croix, qui lui avait donnée son général. Il acheta une maison à Mamers, emmena son petit garçon et sa vieille mère, et me vendit à un voisin qui avait une petite ferme. Je fus triste de quitter ma bonne vieille maîtresse et mon petit maître Georget; tous deux avaient toujours été bons pour moi, et j'avais bien rempli tous mes devoirs.

      Mon nouveau maître n'était pas mauvais, mais il avait la sotte manie de vouloir faire travailler tout le monde, et moi comme les autres. Il m'attelait à une petite charrette, et il me faisait charrier de la terre, du fumier, des pommes, du bois. Je commençais à devenir paresseux; je n'aimais pas à être attelé, et je n'aimais pas surtout le jour du marché. On ne me chargeait pas trop et l'on ne me battait pas, mais il fallait ce jour-là rester sans manger depuis le matin jusqu'à trois ou quatre heures de l'après-midi. Quand la chaleur était forte, j'avais soif à mourir, et il fallait attendre que tout fût vendu, que mon maître eût reçu son argent, qu'il eût dit bonjour aux amis, qui lui faisaient boire la goutte.

      Je n'étais pas très bon alors; je voulais qu'on me traitât avec amitié, sans quoi je cherchais à me venger. Voici ce que j'imaginai un jour; vous verrez que les ânes ne sont pas bêtes; mais vous verrez aussi que je devenais mauvais.

      Le jour du marché, on se levait de meilleure heure que de coutume à la ferme; on cueillait les légumes, on battait le beurre, on ramassait les oeufs. Je couchais pendant l'été dans une grande prairie. Je voyais et j'entendais ces préparatifs, et je savais qu'à dix heures du matin on devait venir me chercher pour m'atteler à la petite charrette, remplie de tout ce qu'on voulait vendre. J'ai déjà dit que ce marché m'ennuyait et me fatiguait. J'avais remarqué dans la prairie un grand fossé rempli de ronces et d'épines; je pensai que je pourrais m'y cacher, de manière qu'on ne pût me trouver au moment du départ. Le jour du marché, quand je vis commencer les allées et venues des gens de la ferme, je descendis tout doucement dans le fossé, et je m'y enfonçai si bien qu'il était impossible de m'apercevoir. J'étais là depuis une heure, blotti dans les ronces et les épines, lorsque j'entendis le garçon m'appeler, en courant de tous côtés, puis retourner à la ferme. Il avait sans doute appris au maître que j'étais disparu, car peu d'instants après j'entendis la voix du fermier lui-même appeler sa femme et tous les gens de la ferme


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