Les Mémoires d'un âne. Comtesse de Ségur
maîtresse! vous avez oublié votre pauvre Cadichon.»
A peine avais-je, non pas prononcé, mais pensé ces paroles, que ma porte s'ouvrit avec violence, et j'entendis la voix terrifiée de Pauline qui m'appelait. Heureux d'être sauvé, je m'élançai vers elle et nous allions passer la porte, lorsqu'un craquement épouvantable nous fit reculer. Un bâtiment en face de mon écurie s'était écroulé; ses débris bouchaient tout passage: ma pauvre maîtresse devait périr pour avoir voulu me délivrer. La fumée, la poussière de l'éboulement et la chaleur nous suffoquaient. Pauline se laissa tomber près de moi. Je pris subitement un parti dangereux, mais qui seul pouvait nous sauver. Je saisis avec mes dents la robe de ma petite maîtresse presque évanouie, et je m'élançai à travers les poutres enflammées qui couvraient la terre. J'eus le bonheur de tout traverser sans que sa robe prît feu; je m'arrêtai pour voir de quel côté je devais me diriger, tout brûlait autour de nous. Désespéré, découragé, j'allais poser à terre Pauline complètement évanouie, lorsque j'aperçus une cave ouverte; je m'y précipitai, sachant bien que nous serions en sûreté dans les caves voûtées du château. Je déposai Pauline près d'un baquet plein d'eau afin qu'elle pût s'en mouiller le front et les tempes en revenant à elle, ce qui ne tarda pas à arriver. Quand elle se vit sauvée et à l'abri de tout danger, elle se jeta à genoux, et fit une prière touchante pour remercier Dieu de l'avoir préservée d'un si terrible danger. Ensuite elle me remercia avec une tendresse et une reconnaissance qui m'attendrirent. Elle but quelques gorgées de l'eau du baquet et écouta. Le feu continuait ses ravages, tout brûlait; on entendait encore quelques cris, mais vaguement, et sans pouvoir reconnaître les voix.
«Pauvre maman et pauvre papa! dit Pauline, ils doivent croire que j'ai péri en leur désobéissant, en allant à la recherche de Cadichon. Maintenant il faut attendre que le feu soit éteint. Nous passerons sans doute la nuit dans la cave. Bon Cadichon, ajouta-t-elle, c'est grâce à toi que je vis.»
Elle ne parla plus; elle s'était assise sur une caisse renversée, et je vis qu'elle dormait. Sa tête était appuyée sur un tonneau vide. Je me sentais fatigué, et j'avais soif. Je bus l'eau du baquet; je m'étendis près de la porte, et je ne tardai pas à m'endormir de mon côté.
Je me réveillai au petit jour. Pauline dormait encore. Je me levai doucement; j'allai à la porte, que j'entr'ouvris; tout était brûlé et tout était éteint; on pouvait facilement enjamber les décombres et arriver en dehors de la cour du château. Je fis un léger hi! han! pour éveiller ma maîtresse. En effet, elle ouvrit les yeux, et, me voyant près de la porte, elle y courut et regarda autour d'elle.
«Tout brûlé! dit-elle tristement. Tout perdu! Je ne verrai plus le château, je serai morte avant qu'il soit rebâti, je le sens; je suis faible et malade, très malade, quoi qu'en dise maman....
«Viens, mon Cadichon, continua-t-elle après être restée quelques instants pensive et immobile; viens, sortons maintenant; il faut que je trouve maman et papa pour les rassurer. Ils me croient morte!»
Elle franchit légèrement les pierres tombées, les murs écroulés, les poutres encore fumantes. Je la suivais; nous arrivâmes bientôt sur l'herbe; là elle monta sur mon dos, et je me dirigeai vers le village. Nous ne tardâmes pas à trouver la maison où s'étaient réfugiés les parents de Pauline; croyant leur fille perdue, ils étaient dans un grand chagrin.
Quand ils l'aperçurent, ils poussèrent un cri de joie et s'élancèrent vers elle. Elle leur raconta avec quelle intelligence et quel courage je l'avais sauvée.
Au lieu de courir à moi, me remercier, me caresser, la mère me regarda d'un oeil indifférent; le père ne me regarda pas du tout.
—C'est grâce à lui que tu as manqué de périr, ma pauvre enfant, dit la mère. Si tu n'avais pas eu la folle pensée d'aller ouvrir son écurie et le détacher, nous n'aurions pas passé une nuit de désolation, ton père et moi.
—Mais, reprit vivement Pauline, c'est lui qui m'a....
—Tais-toi, tais-toi, dit la mère en l'interrompant; ne me parle plus de cet animal que je déteste, et qui a manqué causer ta mort.
Pauline soupira, me regarda avec douleur et se tut.
Depuis ce jour, je ne l'ai plus revue. La frayeur que lui avait causée l'incendie, la fatigue d'une nuit passée sans se coucher, et surtout le froid de la cave, augmentèrent le mal qui la faisait souffrir depuis longtemps. La fièvre la prit dans la journée et ne la quitta plus. On la mit dans un lit dont elle ne devait pas se relever. Le refroidissement de la nuit précédente acheva ce que la tristesse et l'ennui avaient commencé; sa poitrine, déjà malade, s'engagea tout à fait; elle mourut au bout d'un mois ne regrettant pas la vie, ne craignant pas la mort. Elle parlait souvent de moi, et m'appelait dans son délire. Personne ne s'occupa de moi; je mangeais ce que je trouvais, je couchais dehors malgré le froid et la pluie. Quand je vis sortir de la maison le cercueil qui emportait le corps de ma pauvre petite maîtresse, je fus saisi de douleur, je quittai le pays et je n'y suis jamais revenu depuis.
IX
LA COURSE D'ÂNES
Je vivais misérablement à cause de la saison; j'avais choisi pour demeurer une forêt, où je trouvais à peine ce qu'il fallait pour m'empêcher de mourir de faim et de soif. Quand le froid faisait geler les ruisseaux, je mangeais de la neige; pour toute nourriture je broutais des chardons et je couchais sous les sapins. Je comparais ma triste existence avec celle que j'avais menée chez mon maître Georget et même chez le fermier auquel on m'avait vendu; j'y avais été heureux tant que je ne m'étais pas laissé aller à la paresse, à la méchanceté, à la vengeance; mais je n'avais aucun moyen de sortir de cet état misérable, car je voulais rester libre et maître de mes actions. J'allais quelquefois aux environs d'un village situé près de la forêt, pour savoir ce que se passait dans le monde. Un jour, c'était au printemps, le beau temps était revenu, je fus surpris de voir un mouvement extraordinaire; le village avait pris un air de fête; on marchait par bandes; chacun avait ses beaux habits des dimanches, et, ce qui m'étonna plus encore, tous les ânes du pays y étaient rassemblés. Chaque âne avait un maître que le tenait par la bride; ils étaient tous peignés, brossés; plusieurs avaient des fleurs sur la tête, autour du cou, et aucun n'avait ni bât ni selle.
«C'est singulier! pensai-je. Il n'y a pourtant pas de foire aujourd'hui. Que peuvent faire ici tous mes camarades, nettoyés, pomponnés? Et comme ils sont dodus! On les a bien nourris cet hiver.»
En achevant ces mots, je me regardai; je vis mon dos, mon ventre, ma croupe, maigres, mal peignés, les poils hérissés, mais je me sentais fort et vigoureux.
«J'aime mieux, pensai-je, être laid, mais leste et bien portant; mes camarades, que je vois si beaux, si gras, si bien soignés, ne supporteraient pas les fatigues et les privations que j'ai endurées tout l'hiver.»
Je m'approchai pour savoir ce que voulait dire cette réunion d'ânes, lorsqu'un des jeunes garçons qui les tenaient m'aperçut et se mit à rire.
—Tiens! s'écria-t-il; voyez donc, camarades, le bel âne qui nous arrive. Est-il bien peigné!
—Et bien soigné, et bien nourri! s'écria un autre. Vient-il pour la course?
—Ah! s'il y tient, faudra le laisser courir, dit un troisième; il n'y a pas de danger qu'il gagne le prix.
Un rire général accueillit ces paroles. J'étais contrarié, mécontent des plaisanteries bêtes de ces garçons, pourtant j'appris qu'il s'agissait d'une course. Mais quand, comment devait-elle se faire? C'est ce que je voulais savoir, et je continuai à écouter et à faire semblant de ne rien comprendre de ce qu'ils disaient.