A rebours. J.K. Huysmans
sur soi-même et sur les autres, commençait à s'épuiser. Zola, qui était un beau décorateur de théâtre, s'en tirait en brossant des toiles plus ou moins précises; il suggérait très bien l'illusion du mouvement et de la vie; ses héros étaient dénués d'âme, régis tout bonnement par des impulsions et des instincts, ce qui simplifiait le travail de l'analyse. Ils remuaient, accomplissaient quelques actes sommaires, peuplaient d'assez franches silhouettes des décors qui devenaient les personnages principaux de ses drames. Il célébrait de la sorte les halles, les magasins de nouveautés, les chemins de fer, les mines, et les êtres humains égarés dans ces milieux n'y jouaient plus que le rôle d'utilités et de figurants; mais Zola était Zola, c'est-à-dire un artiste un peu massif, mais doué de puissants poumons et de gros poings.
Nous autres, moins râblés et préoccupés d'un art plus subtil et plus vrai, nous devions nous demander si le naturalisme n'aboutissait pas à une impasse et si nous n'allions pas bientôt nous heurter contre le mur du fond.
A vrai dire, ces réflexions ne surgirent en moi que bien plus tard. Je cherchais vaguement à m'évader d'un cul-de-sac où je suffoquais, mais je n'avais aucun plan déterminé et A Rebours, qui me libéra d'une littérature sans issue, en m'aérant, est un ouvrage parfaitement inconscient, imaginé sans idées préconçues, sans intentions réservées d'avenir, sans rien du tout.
Il m'était d'abord apparu, tel qu'une fantaisie brève, sous la forme d'une nouvelle bizarre; j'y voyais un peu un pendant d'A vau-l'eau transféré dans un autre monde; je me figurais un monsieur Folantin, plus lettré, plus raffiné, plus riche et qui a découvert, dans l'artifice, un dérivatif au dégoût que lui inspirent les tracas de la vie et les mœurs américaines de son temps; je le profilais fuyant à tire-d'aile dans le rêve, se réfugiant dans l'illusion d'extravagantes féeries, vivant, seul, loin de son siècle, dans le souvenir évoqué d'époques plus cordiales, de milieux moins vils.
Et, à mesure que j'y réfléchissais, le sujet s'agrandissait et nécessitait de patientes recherches: chaque chapitre devenait le coulis d'une spécialité, le sublimé d'un art différent; il se condensait en un «of meat» de pierreries, de parfums, de fleurs, de littérature religieuse et laïque, de musique profane et de plain-chant.
L'étrange fut que, sans m'en être d'abord douté, je fus amené par la nature même de mes travaux à étudier l'Église sous bien des faces. Il était, en effet, impossible de remonter jusqu'aux seules ères propres qu'ait connues l'humanité, jusqu'au moyen âge, sans constater qu'Elle tenait tout, que l'art n'existait qu'en Elle et que par Elle. N'ayant pas la foi, je la regardais, un peu défiant, surpris de son ampleur et de sa gloire, me demandant comment une religion qui me semblait faite pour des enfants avait pu suggérer de si merveilleuses œuvres.
Je rôdais un peu à tâtons autour d'Elle, devinant plus que je ne voyais, me reconstituant, avec les bribes que je retrouvais dans les musées et les bouquins, un ensemble. Et aujourd'hui que je parcours, après des investigations plus longues et plus sûres, les pages d'A Rebours qui ont trait au catholicisme et à l'art religieux, je remarque que ce minuscule panorama, peint sur des feuilles de bloc-notes, est exact. Ce que je peignais alors était succinct, manquait de développements, mais était véridique. Je me suis borné depuis à agrandir mes esquisses et à les mettre au point.
Je pourrais très bien signer maintenant les pages d'A Rebours sur l'Église, car elles paraissent avoir été, en effet, écrites par un catholique.
Je me croyais loin de la religion pourtant! Je ne songeais pas que, de Schopenhauer, que j'admirais plus que de raison, à l'Ecclésiaste et au Livre de Job, il n'y avait qu'un pas. Les prémisses sur le Pessimisme sont les mêmes, seulement, lorsqu'il s'agit de conclure, le philosophe se dérobe. J'aimais ses idées sur l'horreur de la vie, sur la bêtise du monde, sur l'inclémence de la destinée; je les aime également dans les Livres Saints; mais les observations de Schopenhauer n'aboutissent à rien; il vous laisse, pour ainsi parler, en plan; ses aphorismes ne sont, en somme, qu'un herbier de plaintes sèches; l'Église, elle, explique les origines et les causes, signale les fins, présente les remèdes; elle ne se contente pas de vous donner une consultation d'âme, elle vous traite et elle vous guérit, alors que le médicastre allemand, après vous avoir bien démontré que l'affection dont vous souffrez est incurable, vous tourne, en ricanant, le dos.
Son Pessimisme n'est autre que celui des Écritures auxquelles il l'a emprunté. Il n'a pas dit plus que Salomon, plus que Job, plus même que l'Imitation qui a résumé, bien avant lui, toute sa philosophie en une phrase: «C'est vraiment une misère que de vivre sur la terre!»
A distance, ces similitudes et ces dissemblances s'avèrent nettement, mais à cette époque, si je les percevais, je ne m'y attardais point; le besoin de conclure ne me tentait pas; la route tracée par Schopenhauer était carrossable et d'aspect varié, je m'y promenais tranquillement, sans désir d'en connaître le bout; en ce temps-là, je n'avais aucune clarté réelle sur les échéances, aucune appréhension des dénouements; les mystères du catéchisme me paraissaient enfantins; comme tous les catholiques, du reste, j'ignorais parfaitement ma religion; je ne me rendais pas compte que tout est mystère, que nous ne vivons que dans le mystère, que si le hasard existait, il serait encore plus mystérieux que la Providence. Je n'admettais pas la douleur infligée par un Dieu, je m'imaginais que le Pessimisme pouvait être le consolateur des âmes élevées. Quelle bêtise! c'est cela qui était peu expérimental, peu document humain, pour me servir d'un terme cher au naturalisme. Jamais le Pessimisme n'a consolé et les malades de corps et les alités d'âme!
Je souris, alors qu'après tant d'années, je relis les pages où ces théories, si résolument fausses, sont affirmées.
Mais ce qui me frappe le plus, en cette lecture, c'est ceci: tous les romans que j'ai écrits depuis A Rebours sont contenus en germe dans ce livre. Les chapitres ne sont, en effet, que les amorces des volumes qui les suivirent.
Le chapitre sur la littérature latine de la Décadence, je l'ai sinon développé, au moins plus approfondi, en traitant de la liturgie dans En route et dans L'Oblat. Je l'imprimerais, sans y rien changer aujourd'hui, sauf pour saint Ambroise dont je n'aime toujours pas la prose aqueuse et la rhétorique ampoulée. Il m'apparaît encore tel que je le qualifiais «d'ennuyeux Cicéron chrétien», mais en revanche, le poète est charmant; et ses hymnes et celles de son école qui figurent dans le Bréviaire sont parmi les plus belles qu'ait conservées l'Église; j'ajoute que la littérature un peu spéciale, il est vrai, de l'hymnaire aurait pu trouver place dans le compartiment réservé de ce chapitre.
Pas plus qu'en 1884, je ne raffole présentement du latin classique du Maro et du Pois chiche; comme au temps d'A Rebours, je préfère la langue de la Vulgate à la langue du siècle d'Auguste, voire même à celle de la Décadence, plus curieuse pourtant, avec son fumet de sauvagine et ses teintes persillées de venaison. L'Église qui, après l'avoir désinfectée et rajeunie, a créé, pour aborder un ordre d'idées inexprimées jusqu'alors, des vocables grandiloques et des diminutifs de tendresse exquis, me semble donc s'être façonné un langage fort supérieur au dialecte du Paganisme, et Durtal pense encore, à ce sujet, tel que des Esseintes.
Le chapitre des pierreries, je l'ai repris dans La Cathédrale en m'en occupant alors au point de vue de la symbolique des gemmes. J'ai manié les pierreries mortes d'A Rebours. Sans doute, je ne nie pas qu'une belle émeraude puisse être admirée pour les étincelles qui grésillent dans le feu de son eau verte, mais n'est-elle point, si l'on ignore l'idiome des symboles, une inconnue, une étrangère avec laquelle on ne peut s'entretenir et qui se tait, elle-même, parce que l'on ne comprend pas ses locutions? Or, elle est plus et mieux que cela.
Sans admettre avec un vieil auteur du XVIe siècle, Estienne de Clave, que les pierreries s'engendrent, ainsi que des personnes naturelles, d'une semence éparse dans la matrice du sol, l'on peut très bien dire qu'elles sont des minéraux significatifs, des substances loquaces, qu'elles sont, en un mot, des symboles. Elles ont été envisagées sous cet aspect depuis la plus haute antiquité et la tropologie des gemmes est une des branches de cette symbolique chrétienne si parfaitement