A rebours. J.K. Huysmans
de chaton. Il n'est pas ce qu'il devrait être, une joaillerie de l'au-delà. Il se compose d'écrins plus ou moins bien décrits, plus ou moins bien rangés en une montre, mais c'est tout et ce n'est pas assez.
La peinture de Gustave Moreau, les gravures de Luyken, les lithographies de Bresdin et de Redon sont telles que je les vois encore. Je n'ai rien à modifier dans l'ordonnance de ce petit musée.
Pour le terrible chapitre VI dont le chiffre correspond, sans intentions préconçues, à celui du Commandement de Dieu qu'il offense, et pour certaines parties du IXe qui peuvent s'y joindre, je ne les écrirais plus évidemment de la sorte. Il eût au moins fallu les expliquer, d'une façon plus studieuse, par cette perversité diabolique qui s'ingère, au point de vue luxurieux surtout, dans les cervelles épuisées des gens. Il semble, en effet, que les maladies de nerfs, que les névroses ouvrent dans l'âme des fissures par lesquelles l'Esprit du Mal pénètre. Il y a là une énigme qui reste illucidée; le mot hystérie ne résout rien; il peut suffire à préciser un état matériel, à noter des rumeurs irrésistibles des sens, il ne déduit pas les conséquences spirituelles qui s'y rattachent et, plus particulièrement, les péchés de dissimulation et de mensonge, qui presque toujours s'y greffent. Quels sont les tenants et les aboutissants de cette maladie peccamineuse, dans quelle proportion s'atténue la responsabilité de l'être atteint dans son âme d'une sorte de possession qui vient s'enter sur le désordre de son malheureux corps? Nul ne le sait; en cette matière, la médecine déraisonne et la théologie se tait.
A défaut d'une solution qu'il ne pouvait évidemment apporter, des Esseintes eût dû envisager la question au point de vue de la faute et en exprimer au moins quelque regret; il s'abstint de se vitupérer, et il eut tort; mais bien qu'élevé par les Jésuites dont il fait—plus que Durtal—l'éloge, il était devenu, par la suite, si rebelle aux contraintes divines, si entêté à patauger dans son limon charnel!
Aug. Leroux pinx. E. Decisy sc.
F. FERROUD, ÉDITEUR
En tout cas, ces chapitres paraissent des jalons inconsciemment plantés pour indiquer la route de Là-Bas. Il est à observer d'ailleurs que la bibliothèque de des Esseintes renfermait un certain nombre de bouquins de magie et que les idées énoncées dans le chapitre VII d'A Rebours, sur le sacrilège, sont l'hameçon d'un futur volume traitant le sujet plus à fond.
Ce livre de Là-Bas qui effara tant de gens, je ne l'écrirais plus, lui aussi, maintenant que je suis redevenu catholique, de la même manière. Il est, en effet, certain que le côté scélérat et sensuel qui s'y développe est réprouvable; et cependant, je l'affirme, j'ai gazé, je n'ai rien dit; les documents qu'il recèle sont, en comparaison de ceux que j'ai omis et que je possède dans mes archives, de bien fades dragées, de bien plates béatilles!
Je crois, cependant, qu'en dépit de ses démences cérébrales et de ses folies alvines, cet ouvrage a, par le sujet même qu'il exposait, rendu service. Il a rappelé l'attention sur les manigances du Malin qui était parvenu à se faire nier; il a été le point de départ de toutes les études qui se sont renouvelées sur l'éternel procès du satanisme; il a aidé, en les dévoilant, à annihiler les odieuses pratiques des goéties; il a pris parti et combattu très résolument, en somme, pour l'Église contre le Démon.
Pour en revenir à A Rebours dont il n'est qu'un succédané, je peux répéter à propos des fleurs ce que j'ai déjà raconté sur le compte des pierres.
A Rebours ne les considère qu'au point de vue des contours et des teintes, nullement au point de vue des significations qu'elles décèlent; des Esseintes n'a choisi que des orchidées bizarres, mais taciturnes. Il sied d'ajouter qu'il eût été difficile de faire parler en ce livre une flore atteinte d'alabie, une flore muette, car l'idiome symbolique des plantes est mort avec le moyen âge; et les créoles végétales choyées par des Esseintes étaient inconnues des allégoristes de ce temps.
La contre-partie de cette botanique, je l'ai écrite depuis, dans La Cathédrale, à propos de cette horticulture liturgique qui a suscité de si curieuses pages de sainte Hildegarde, de saint Méliton, de saint Eucher.
Autre est la question des odeurs dont j'ai dévoilé dans le même livre les emblèmes mystiques.
Des Esseintes ne s'est préoccupé que des parfums laïques, simples ou extraits, et des parfums profanes, composés ou bouquets.
Il eût pu expérimenter aussi les aromes de l'Église, l'encens, la myrrhe, et cet étrange thymiama que cite la Bible et qui est encore marqué dans le rituel comme devant être brûlé, avec l'encens, sous le vase des cloches, lors de leur baptême, après que l'Évêque les a lavées avec de l'eau bénite et signées avec le saint chrême et l'huile des infirmes; mais cette fragrance semble oubliée par l'Église même et je crois que l'on étonnerait beaucoup un curé en lui demandant du thymiama.
La recette est pourtant consignée dans l'Exode. Le thymiama se composait de styrax, de galbanum, d'encens et d'onycha, et cette dernière substance ne serait autre que l'opercule d'un certain coquillage du genre des «pourpres» qui se drague dans les marais des Indes.
Or, il est difficile, pour ne pas dire impossible, étant donné le signalement incomplet de ce coquillage et de son lieu de provenance, de préparer un authentique thymiama; et c'est dommage, car s'il en eût été autrement, ce parfum perdu eût certainement excité chez des Esseintes les fastueuses évocations des galas cérémoniels, des rites liturgiques de l'Orient.
Quant aux chapitres sur la littérature laïque et religieuse contemporaine, ils sont, à mon sens, de même que celui de la littérature latine, demeurés justes. Celui consacré à l'art profane a aidé à mettre en relief des poètes bien inconnus du public alors: Corbière, Mallarmé, Verlaine. Je n'ai rien à retrancher à ce que j'écrivis il y a dix-neuf ans; j'ai gardé mon admiration pour ces écrivains; celle que je professais pour Verlaine s'est même accrue. Arthur Rimbaud et Jules Laforgue eussent mérité de figurer dans le florilège de des Esseintes, mais ils n'avaient encore rien imprimé à cette époque-là et ce n'est que beaucoup plus tard que leurs œuvres ont paru.
Je ne m'imagine pas, d'autre part, que j'arriverai jamais à savourer les auteurs religieux modernes que saccage A Rebours. L'on ne m'ôtera pas de l'idée que la critique de feu Nettement est imbécile et que Mme Augustin Craven et que Mlle Eugénie de Guérin sont de bien lymphatiques bas-bleus et de bien dévotieuses bréhaignes. Leurs juleps me semblent fades; des Esseintes a repassé à Durtal son goût pour les épices et je crois qu'ils s'entendraient encore assez bien, tous les deux, pour préparer, à la place de ces loochs, une essence gingembrée d'art.
Je n'ai pas changé d'avis non plus sur la littérature de confrérie des Poujoulat et des Genoude, mais je serais moins dur maintenant pour le Père Chocarne, cité dans un lot de pieux cacographes, car il a au moins rédigé quelques pages médullaires sur la mystique, dans son introduction aux œuvres de saint Jean de la Croix, et je serais également plus doux pour de Montalembert qui, à défaut de talent, nous a nantis d'un ouvrage incohérent et dépareillé, mais enfin émouvant, sur les moines; je n'écrirais plus surtout que les visions d'Angèle de Foligno sont sottes et fluides, c'est le contraire qui est vrai; mais je dois attester, à ma décharge, que je ne les avais lues que dans la traduction d'Hello. Or, celui-là était possédé par la manie d'élaguer, d'édulcorer, de cendrer les mystiques, de peur d'attenter à la fallacieuse pudeur des catholiques. Il a mis sous pressoir une œuvre ardente, pleine de sève, et il n'en a extrait qu'un suc incolore et froid, mal réchauffé, au bain-marie, sur la pauvre veilleuse de son style.
Cela dit, si, en tant que traducteur, Hello se révélait tel qu'un tâte-poule et qu'un pieusard, il est juste d'affirmer qu'il était, alors qu'il opérait pour son propre compte, un manieur d'idées originales, un exégète perspicace, un analyste vraiment fort. Il était même, parmi les écrivains de son bord, le seul qui pensât; je suis venu à la rescousse de d'Aurevilly pour prôner l'œuvre