A rebours. J.K. Huysmans

A rebours - J.K. Huysmans


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sur la littérature ecclésiale moderne était que, parmi les hongres de l'art religieux, il n'y avait qu'un étalon, Barbey d'Aurevilly; et cette opinion demeure résolument exacte. Celui-là fut le seul artiste, au pur sens du mot, que produisit le catholicisme de ce temps; il fut un grand prosateur, un romancier admirable dont l'audace faisait braire la bedeaudaille qu'exaspérait la véhémence explosive de ses phrases.

      Enfin, si jamais chapitre peut être considéré comme le point de départ d'autres livres, c'est bien celui sur le plain-chant que j'ai amplifié depuis dans tous mes volumes, dans En Route et surtout dans L'Oblat.

      Après ce bref examen de chacune des spécialités rangées dans les vitrines d'A Rebours, la conclusion qui s'impose est celle-ci: ce livre fut une amorce de mon œuvre catholique qui s'y trouve, tout entière, en germe.

      Et l'incompréhension et la bêtise de quelques mômiers et de quelques agités du sacerdoce m'apparaissent, une fois de plus, insondables. Ils réclamèrent, pendant des années, la destruction de cet ouvrage dont je ne possède pas, du reste, la propriété, sans même se rendre compte que les volumes mystiques qui lui succédèrent sont incompréhensibles sans celui-là, car il est, je le répète, la souche d'où tous sortirent. Comment apprécier, d'ailleurs, l'œuvre d'un écrivain, dans son ensemble, si on ne la prend dès ses débuts, si on ne la suit pas à pas; comment surtout se rendre compte de la marche de la Grâce dans une âme si l'on supprime les traces de son passage, si l'on efface les premières empreintes qu'elle a laissées?

      Ce qui est, en tout cas, certain, c'est qu'A Rebours rompait avec les précédents, avec Les Sœurs Vatard, En ménage, A vau-l'eau, c'est qu'il m'engageait dans une voie dont je ne soupçonnais même pas l'issue.

      Autrement sagace que les catholiques, Zola le sentit bien. Je me rappelle que j'allai passer, après l'apparition d'A Rebours, quelques jours à Médan. Une après-midi que nous nous promenions, tous les deux, dans la campagne, il s'arrêta brusquement et, l'œil devenu noir, il me reprocha le livre, disant que je portais un coup terrible au naturalisme, que je faisais dévier l'école, que je brûlais d'ailleurs mes vaisseaux avec un pareil roman, car aucun genre de littérature n'était possible dans ce genre épuisé en un seul tome, et amicalement—car il était un très brave homme—il m'incita à rentrer dans la route frayée, à m'atteler à une étude de mœurs.

      Je l'écoutais, pensant qu'il avait tout à la fois et raison et tort,—raison, en m'accusant de saper le naturalisme et de me barrer tout chemin,—tort, en ce sens que le roman, tel qu'il le concevait, me semblait moribond, usé par les redites, sans intérêt, qu'il le voulût ou non, pour moi.

      Il y avait beaucoup de choses que Zola ne pouvait comprendre: d'abord, ce besoin que j'éprouvais d'ouvrir les fenêtres, de fuir un milieu où j'étouffais; puis, le désir qui m'appréhendait de secouer les préjugés, de briser les limites du roman, d'y faire entrer l'art, la science, l'histoire, de ne plus se servir, en un mot, de cette forme que comme d'un cadre pour y insérer de plus sérieux travaux. Moi, c'était cela qui me frappait surtout à cette époque, supprimer l'intrigue traditionnelle, voire même la passion, la femme, concentrer le pinceau de lumière sur un seul personnage, faire à tout prix du neuf.

      Zola ne répondait pas à ces arguments avec lesquels j'essayais de le convaincre, et il réitérait sans cesse son affirmation: «Je n'admets pas que l'on change de manière et d'avis; je n'admets pas que l'on brûle ce que l'on a adoré.»

      Eh là! n'a-t-il pas joué, lui aussi, le rôle du bon Sicambre? Il a, en effet, sinon modifié son procédé de composition et d'écriture, au moins varié sa façon de concevoir l'humanité et d'expliquer la vie. Après le pessimisme noir de ses premiers livres, n'avons-nous pas eu, sous couleur de socialisme, l'optimisme béat de ses derniers?

      Il faut bien le confesser, personne ne comprenait moins l'âme que les naturalistes qui se proposaient de l'observer. Ils voyaient l'existence d'une seule pièce; ils ne l'acceptaient que conditionnée d'éléments vraisemblables, et j'ai depuis appris, par expérience, que l'invraisemblable n'est pas toujours, dans le monde, à l'état d'exception, que les aventures de Rocambole sont parfois aussi exactes que celles de Gervaise et de Coupeau.

      Mais l'idée que des Esseintes pouvait être aussi vrai que ses personnages à lui déconcertait, irritait presque Zola.

      ⁂

      J'ai jusqu'ici, dans ces quelques pages, parlé d'A Rebours surtout au point de vue de la littérature et de l'art. Il me faut maintenant en parler au point de vue de la Grâce, montrer quelle part d'inconnu, quelle projection d'âme qui s'ignore, il peut y avoir souvent dans un livre.

      Cette orientation si claire, si nette d'A Rebours sur le catholicisme, elle me demeure, je l'avoue, incompréhensible.

      Je n'ai pas été élevé dans les écoles congréganistes, mais bien dans un lycée, je n'ai jamais été pieux dans ma jeunesse, et le côté de souvenir d'enfance, de première communion, d'éducation qui tient si souvent une grande place dans la conversion, n'en a tenu aucune dans la mienne. Et ce qui complique encore la difficulté et déroute toute analyse, c'est que, lorsque j'écrivis A Rebours, je ne mettais pas les pieds dans une église, je ne connaissais aucun catholique pratiquant, aucun prêtre; je n'éprouvais aucune touche divine m'incitant à me diriger vers l'Église, je vivais dans mon auge, tranquille; il me semblait tout naturel de satisfaire les foucades de mes sens, et la pensée ne me venait même pas que ce genre de tournoi fût défendu.

      A Rebours a paru en 1884 et je suis parti pour me convertir dans une Trappe en 1892; près de huit années se sont écoulées avant que les semailles de ce livre n'aient levé; mettons deux années, trois même, d'un travail de la Grâce, sourd, têtu, parfois sensible; il n'en resterait pas moins cinq ans pendant lesquels je ne me souviens d'avoir éprouvé aucune velléité catholique, aucun regret de la vie que je menais, aucun désir de la renverser. Pourquoi, comment ai-je été aiguillé sur une voie perdue alors pour moi dans la nuit? Je suis absolument incapable de le dire; rien, sinon des ascendances de béguinages et de cloître, des prières de famille hollandaise très fervente et que j'ai d'ailleurs à peine connue, n'expliquera la parfaite inconscience du dernier cri, l'appel religieux de la dernière page d'A Rebours.

      Oui, je sais bien, il y a des gens très forts qui tracent des plans, organisent d'avance des itinéraires d'existence et les suivent; il est même entendu, si je ne me trompe, qu'avec de la volonté on arrive à tout; je veux bien le croire, mais moi, je le confesse, je n'ai jamais été ni un homme tenace, ni un auteur madré. Ma vie et ma littérature ont une part de passivité, d'insu, de direction hors de moi très certaine.

      La Providence me fut miséricordieuse et la Vierge me fut bonne. Je me suis borné à ne pas les contrecarrer lorsqu'elles attestaient leurs intentions; j'ai simplement obéi; j'ai été mené par ce qu'on appelle «les voies extraordinaires»; si quelqu'un peut avoir la certitude du néant qu'il serait sans l'aide de Dieu, c'est moi.

      Les personnes qui n'ont pas la Foi m'objecteront qu'avec des idées pareilles, l'on n'est pas loin d'aboutir au fatalisme et à la négation de toute psychologie.

      Non, car la Foi en Notre-Seigneur n'est pas le fatalisme. Le libre arbitre demeure sauf. Je pouvais, s'il me plaisait, continuer à céder aux luxurieux émois et rester à Paris, et ne pas aller souffrir dans une Trappe. Dieu n'eût sans doute pas insisté; mais tout en certifiant que la volonté est intacte, il faut bien avouer cependant que le Sauveur y met beaucoup du sien, qu'il vous harcèle, qu'il vous traque, qu'il vous «cuisine», pour se servir d'un terme énergique de basse police; mais je le répète encore, l'on peut, à ses risques et périls, l'envoyer promener.

      Pour la psychologie, c'est autre chose. Si nous l'envisageons, comme je l'envisage, au point de vue d'une conversion, elle est, dans ses préludes, impossible à démêler; certains coins sont peut-être tangibles, mais les autres, non; le travail souterrain de l'âme nous échappe. Il y eut sans doute, au moment où j'écrivais A Rebours, un remuement des terres, un forage du sol pour y planter des fondations, dont je ne me rendis pas compte. Dieu creusait


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