Comte du Pape. Hector Malot

Comte du Pape - Hector Malot


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madame Prétavoine faisait de pieuses stations dans les églises de Rome, ne choisissant pas les plus belles au point de vue artistique comme les curieux profanes, mais s'agenouillant et priant dans toutes indifféremment, qu'elles fussent belles ou laides, riches ou pauvres, superbes ou humbles, et toujours dans chacune de celles où elle pénétrait, les malheureux qui soulevaient la portière de cuir suspendue à la porte, recevaient d'elle une riche aumône.

      Pour la mère comme pour le fils la curiosité s'éveillait et les questions se soulevaient et tourbillonnaient derrière elle.

      —Quelle était cette personne pieuse si charitable?

      Les bouches qui murmuraient ces paroles étaient humbles, mais de leur réunion sortirait un jour un choeur formidable qui serait entendu des puissants.

      Ainsi la mère et le fils, chacun de son côté, bâtissaient dans l'opinion.

      Construction lente, assurément, mais solide, et qui s'élèverait pierre par pierre invisible, ignorée tout d'abord, pour apparaître un beau jour, à la surprise générale, dans sa force et sa grandeur.

      Les trois heures de travail à la bibliothèque ne prenaient pas tout le temps d'Aurélien; de midi au soir, il était libre, et, bien qu'il eût proposé à sa mère de visiter Rome, en attendant le retour de Mgr de la Hotoie, ce n'était point aux monuments, églises ou musées, qu'il donnait ses heures de liberté.

      Ce n'était point la curiosité historique ou artistique qui l'avait amené en Italie. C'était une affaire, et il tenait de sa mère par ce côté pratique, que, pour lui comme pour elle, les affaires devaient passer et passaient avant tout.

      Les monuments, les tableaux, les statues, les ruines seraient toujours là; plus tard, quand il aurait l'esprit libre, il s'acquitterait de ses devoirs de politesse envers eux; ce n'était pas lui qui dirait jamais «A demain les choses sérieuses.»

      Pour le moment, la chose sérieuse c'était d'entrer en relations avec le frère de Bérengère et de tout faire pour se lier avec lui.

      Pour cela, Aurélien avait compté sur M. de Vaunoise, mais comme il n'était point dans ses habitudes de prendre les routes droites pour se diriger vers son but, il s'était bien gardé de dire franchement à son ami ce qu'il attendait de lui, et il s'était contenté de lui demander de faire pour le monde de Rome, ce que dans leur première promenade, il avait fait pour les monuments; ce serait vraiment jouer de malheur si, dans ce chemin détourné, il ne se trouvait pas face à face avec le jeune prince Michel.

      Malgré sa finesse, M. de Vaunoise ne s'était nullement douté du rôle qu'on lui donnait à jouer, et il s'était mis d'autant plus volontiers à la disposition de son ancien camarade, que ce qu'on lui demandait l'amusait lui-même.

      —Tous les jours tu me trouveras dans le Corso ou au Pincio, et en moins d'une semaine je veux te faire connaître notre monde comme si tu l'avais étudié pendant plusieurs mois; tu sais que le Corso est pour nous ce qu'est le boulevard des Italiens pour Paris, et le Pincio ce que sont les Champs-Élysées; tu verras donc défiler devant toi tout ce qui compte à Rome, et puisque cela t'amuse, je te raconterai l'histoire de chacun, surtout de chacune; il y en a de drôles.

      —Aussi curieuses que celles de madame de la Roche-Odon?

      —Mais oui; les étrangers et les étrangères qui viennent à Rome n'y sont point tous amenés par la pensée de faire leur salut.

      —Malheureusement, hélas!

      Cela fut dit avec componction, en chrétien qui pleure sur la perversité de son temps.

      Chaque jour Aurélien s'en allait donc par le Corso jusqu'à la porte du Peuple et de là jusqu'au Pincio pour rencontrer son ami.

      Si le Corso ne mérite nullement l'éloge qu'en a fait Stendhal, qui a dit que c'était la plus belle rue de l'univers, par contre le jardin du Pincio est digne de sa réputation; d'autres promenades à Londres, à Paris, à Vienne, sont ou plus étendues ou plus champêtres ou mieux dessinées, mais on chercherait vainement ailleurs quelque chose de comparable à la vue qui du haut de cette colline se déroule sur la ville de Rome, le cours du Tibre, Saint-Pierre et, au loin, la campagne romaine; avec cette vue devant les yeux on n'est pas sensible à l'étroitesse de ce petit jardin, pas plus qu'on ne remarque les affreux bustes des grands hommes illustres ou inconnus qui servent de bouteroues à ses allées.

      Quand Aurélien n'avait pas rencontré Vaunoise dans le Corso, il était à peu près sûr de le trouver aux environs d'un palmier qui, à cette époque, formait le centre du Pincio, et autour duquel tout Rome venait tourner et se montrer pendant que jouait la musique militaire.

      Alors, fidèle à son rôle de cicerone, Vaunoise lui désignait et lui nommait tous ceux et toutes celles qui défilaient lentement, à la queue, devant eux: le roi, accompagné de son grand écuyer, le comte Castellengo; le prince Humbert, en petit phaéton à rechampis rouges, avec le comte Brambilla près de lui; la princesse de Piémont en calèche, sur le siége de laquelle se tiennent raides et dignes ses valets de pied en livrée rouge, et ayant à ses côtés la duchesse Sforza Cesarini et le marquis Calabrini; dans un coupé, la princesse Ginelti, née de Valmy; la marquise Lavaggi; les quatre soeurs Bonaparte, la comtesse Roccogiovine, dont Sainte-Beuve a parlé sous le nom de princesse Julie; la princesse Gabrielli, la comtesse Campello, la comtesse Primoli; et encore, à cheval, M. Ludovico Brazza; le préfet de Rome, le comte Gadda; le duc de Ripalda, qui fut ambassadeur à Paris, et tous les étrangers, les étrangères: Anglais, Russes, Américains, qui, durant l'hiver, foisonnent à Rome: la comtesse Strogonoff, la princesse Bariatinski, le directeur de l'Académie de France, le peintre Hébert, et vingt autres, et cent autres.

      Ce n'étaient pas seulement les noms de ceux qui tournaient devant eux que Vaunoise énumérait, c'était encore, selon sa promesse, leurs histoires qu'il racontait.

      Il savait tout, et si la diplomatie est l'art de connaître la chronique scandaleuse et les histoires intimes du pays auprès duquel on est accrédité, il était déjà, malgré sa jeunesse, un habile diplomate.

      Puis, de ce qui était simplement personnel, passant à des idées un peu plus générales, il expliquait à son ami comment, depuis la suppression du gouvernement papal, se divise la société romaine.

      —Pour le temps que tu as à passer à Rome, disait-il, il te suffit de savoir si ceux avec lesquels tu te trouves en relations, sont fidèles au Vatican, ou bien s'ils sont ralliés au Quirinal. Voici la journée d'un jeune Romain dont la famille a accepté le gouvernement de Victor-Emmanuel: le matin il fait un tour dans le Corso où il rencontre les élégantes qui vont faire leurs emplettes de fleurs chez Cardella, ou de bonbons chez Spillmann; il déjeune au cercle de la Caccia, fait quelques visites et monte en voiture pour aller à la villa Borghèse et de là au Pincio; rentré chez lui il s'habille, et s'il n'a pas un dîner obligé, il dîne chez Morteo ou au café du Parlement; puis de là il va au théâtre Apollo et finit sa soirée à la Caccia en perdant quelques lires. La grande affaire de sa vie ce sont les visites, et deux fois par semaine la chasse au renard. Il n'est bon à rien, pas même à avoir des enfants, et il ignore complétement qu'il y a des musées et des antiquités à Rome. Il est grand danseur et parle un peu français. Bien que sa famille ait été comblée par les papes, il n'a pas hésité, le 20 septembre 1870, à attacher son uniforme de garde-noble à la queue de son cheval, et le gouvernement l'en a récompensé en le faisant chevalier de Couronne d'Italie; son grand-père ou son bisaïeul, neveu du pape, était meunier, lui est prince ou duc.

      —Et l'autre?

      —L'autre entend la messe ou Gesu, et parmi ses nombreuses visites en fait plusieurs à des cardinaux; il est garde-noble ou camérier au Vatican, et cela selon sa taille; il va au cercle des Échecs, lit peu et trouve la Voce della verita tiède et notre Univers incolore; il est convaincu que prochainement l'Italie sera rétablie dans l'état où elle était en 1859; enfin il se marie jeune, a beaucoup d'enfants, dont la plupart entreront dans les ordres.

      —J'aime mieux celui-là.

      —Moi


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