Poésies choisies de André Chénier. André Chénier

Poésies choisies de André Chénier - André Chénier


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jadis, abordant à la sainte Délos,

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      Je vis près d'Apollon, à son autel de pierre,

      Un palmier, don du ciel, merveille de la terre.

      Vous croîtrez, comme lui, grands, féconds, révérés,

      Puisque les malheureux sont par vous honorés.

      Le plus âgé de vous aura vu treize années:

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      A peine, mes enfants, vos mères étaient nées,

      Que j'étais presque vieux. Assieds-toi près de moi,

      Toi, le plus grand de tous; je me confie à toi.

      Prends soin du vieil aveugle.—O sage magnanime!

      Comment, et d'où viens-tu? car l'onde maritime

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      Mugit de toutes parts sur nos bords orageux.

      —Des marchands de Cymé m'avaient pris avec eux.

      J'allais voir, m'éloignant des rives de Carie,

      Si la Grèce pour moi n'aurait point de patrie,

      Et des dieux moins jaloux, et de moins tristes jours;

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      Car jusques à la mort nous espérons toujours.

      Mais pauvre et n'ayant rien pour payer mon passage,

      Ils m'ont, je ne sais où, jeté sur le rivage.

      —Harmonieux vieillard, tu n'as donc point chanté?

      Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.

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      —Enfants! du rossignol la voix pure et légère

      N'a jamais apaisé le vautour sanguinaire;

      Et les riches, grossiers, avares, insolents,

      N'ont pas une âme ouverte à sentir les talents.

      Guidé par ce bâton, sur l'arène glissante,

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      Seul, en silence, au bord de l'onde mugissante,

      J'allais, et j'écoutais le bêlement lointain

      De troupeaux agitant leurs sonnettes d'airain.

      Puis j'ai pris cette lyre, et les cordes mobiles

      Ont encor résonné sous mes vieux doigts débiles

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      Je voulais des grands dieux implorer la bonté,

      Et surtout Jupiter, dieu d'hospitalité,

      Lorsque d'énormes chiens à la voix formidable

      Sont venus m'assaillir; et j'étais misérable,

      Si vous (car c'était vous), avant qu'ils m'eussent pris,

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      N'eussiez armé pour moi les pierres et les cris. 100

      —Mon père, il est donc vrai: tout est devenu pire,

      Car jadis, aux accents d'une éloquente lyre,

      Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,

      D'un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds.

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      —Les barbares! J'étais assis près de la poupe.

      "Aveugle vagabond, dit l'insolente troupe,

      Chante, si ton esprit n'est point comme tes yeux,

      Amuse notre ennui; tu rendras grâce aux dieux."

      J'ai fait taire mon coeur qui voulait les confondre:

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      Ma bouche ne s'est point ouverte à leur répondre;

      Ils n'ont pas entendu ma voix, et sous ma main

      J'ai retenu le dieu courroucé dans mon sein.

      Cymé, puisque tes fils dédaignent Mnémosyne,

      Puisqu'ils ont fait outrage à la muse divine,

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      Que leur vie et leur mort s'éteignent dans l'oubli,

      Que ton nom dans la nuit demeure enseveli!

      —Viens, suis-nous à la ville; elle est toute voisine,

      Et chérit les amis de la muse divine.

      Un siège aux clous d'argent te place à nos festins;

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      Et là les mets choisis, le miel et les bons vins,

      Sous la colonne où pend une lyre d'ivoire,

      Te feront de tes maux oublier la mémoire.

      Et si, dans le chemin, rapsode ingénieux,

      Ta veux nous accorder tes chants dignes des cieux,

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      Nous dirons qu'Apollon, pour charmer les oreilles,

      T'a lui-même dicté de si douces merveilles.

      —Oui, je le veux; marchons. Mais où m'entraînez-vous?

      Enfants du vieil aveugle, en quel lieu sommes-nous?

      —Syros est l'île heureuse où nous vivons, mon père.

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      —Salut, belle Syros, deux fois hospitalière!

      Car sur ses bords heureux je suis déjà venu:

      Amis, je la connais. Vos pères m'ont connu.

      Ils croissaient comme vous; mes yeux s'ouvraient encore

      Au soleil, au printemps, aux roses de l'aurore;

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      J'étais jeune et vaillant. Aux danses des guerriers,

      A la course, aux combats, j'ai paru des premiers.

      J'ai vu Corinthe, Argos, et Crète et les cent villes,

      Et du fleuve Egyptus les rivages fertiles;

      Mais la terre et la mer, et l'âge et les malheurs,

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      Ont épuisé ce corps fatigué de douleurs.

      La voix me reste. Ainsi la cigale innocente,

      Sur un arbuste assise, et se console et chante.

      Commençons par les dieux: "Souverain Jupiter,

      Soleil qui vois, entends, connais tout, et toi, mer,

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      Fleuves, terre, et noirs dieux des vengeances trop lentes,

      Salut! Venez à moi, de l'Olympe habitantes,

      Muses! vous savez tout, vous, déesses, et nous,

      Mortels, ne savons rien qui ne vienne de vous."'

      Il poursuit; et déjà les antiques ombrages

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      Mollement en cadence inclinaient leurs feuillages;

      Et pâtres oubliant leur troupeau délaissé,

      Et voyageurs quittant leur chemin commencé,

      Couraient. Il les entend près de son jeune guide,

      L'un sur l'autre pressés, tendre une oreille avide;

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      Et


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