George Sand et ses amis. Albert Le Roy
usages, mais il voulait avoir son acquiescement et être assuré de sa sympathie avant qu'une démarche fût tentée auprès de sa mère. Aurore désira réfléchir. Casimir était très estimé par M. et madame Roettiers du Plessis; il n'affectait pas une grande passion, restait silencieux sur le chapitre de l'amour, parlait d'amitié, de bonheur domestique. Elle appréciait cette réserve. Et, de vrai, il tenait un langage singulièrement calme, que d'autres jeunes filles, celles qui ont l'instinct et l'enthousiasme de leur âge, auraient jugé réfrigérant: «Je veux vous avouer, disait-il, que j'ai été frappé, à la première vue, de votre air bon et raisonnable. Je ne vous ai trouvée ni belle ni jolie… Mais, quand je me suis mis à rire et à jouer avec vous, il m'a semblé que je vous connaissais depuis longtemps et que nous étions deux vieux amis.» On ne saurait alléguer qu'il ait cherché à exciter l'imagination d'Aurore. C'était un prétendant respectueux, comme les mères en souhaitent à leurs filles, qui les rêvent plus effervescents.
Une entrevue fut ménagée, au Plessis, entre madame Dupin et le colonel. Celui-ci, avec sa chevelure d'argent, sa décoration et son air respectable, plut à la veuve qui, on le sait, avait toujours eu beaucoup de goût pour les militaires. Le fils lui était moins sympathique. «Il n'est pas beau, disait-elle. J'aurais aimé un beau gendre pour lui donner le bras.» Cette ci-devant modiste, à l'âme de grisette, avait les mêmes instincts que la Grande-Duchesse de Gerolstein fredonnant à Fritz ces couplets qui portent la signature de deux académiciens:
Voici le sabre de mon père!
Tu vas le mettre à ton côté!
Ton bras est fort, ton âme est fière,
Ce glaive sera bien porté!
Ou encore:
Dites-lui qu'on l'a remarqué,
Distingué;
Dites-lui qu'on le trouve aimable.
Madame Dupin accepta en principe l'idée du mariage, exprima le désir qu'on arrêtât les conditions pécuniaires, quitta le Plessis en y laissant sa fille, puis elle revint au bout de quelques jours, toute bouleversée. Elle avait découvert des choses monstrueuses: Casimir avait été garçon de café! On rit, elle se fâcha, elle emmena Aurore à l'écart, pour lui dire que dans cette maison on mariait les héritières avec des aventuriers, moyennant pot-de-vin.
C'était là une calomnie gratuite à l'adresse des Roettiers, mais l'écervelée avait vu clair dans le jeu de Casimir. Celui-ci, férocement cupide—nous le découvrirons plus tard—se souciait surtout et même uniquement de faire un riche mariage. Aurore était un beau parti; elle avait presque un demi-million, et il ne devait apporter, en fin de compte, après avoir jeté beaucoup de poudre aux yeux, qu'une soixantaine de mille francs. Comment madame Dupin se laissa-t-elle persuader? Elle reçut la visite de madame Dudevant, qui la séduisit par une rare distinction mondaine et sut la flatter. Avec des éloges on trouvait aisément le chemin de son coeur et les avenues de sa pensée. Aurore elle-même jugea charmante la belle-mère de Casimir. Le mariage fut décidé, abandonné, repris. Madame Dupin ne pouvait accepter la perspective d'avoir «ce garçon de café» pour gendre. Son nez lui déplaisait. Elle allait si loin dans ses diatribes qu'elle produisit sur sa fille un effet contraire à ses desseins. Enfin elle exigea le régime dotal et qu'une rente annuelle de 3.000 francs fût attribuée à Aurore pour ses besoins personnels. En cela fit-elle acte de malveillance ou preuve de perspicacité? Il semble qu'elle avait deviné la rapacité de Casimir, et elle rendit à sa fille un signalé service. Ces 3.000 francs seront un jour pour George Sand le moyen de conquérir l'indépendance. Mais, dans ses illusions de fiancée, elle n'y vit qu'une précaution injurieuse. Elle aimait peut-être Casimir Dudevant; à coup sûr, elle avait confiance en lui.
Le mariage fut célébré le 10 septembre 1822 à Paris, et quelques jours après les jeunes époux partirent pour Nohant où Deschartres les accueillit avec joie. La vie conjugale réserve à Aurore des désillusions rapides, vite accrues, et qui la pousseront aux résolutions extrêmes.
CHAPITRE V
LA CRISE CONJUGALE
Après s'être étendue avec complaisance et prolixité sur les origines de sa famille et les événements de sa prime jeunesse, George Sand ne consacre, dans l'Histoire de ma Vie, qu'un petit nombre de pages aux années qui suivirent son mariage. De lune de miel il n'est pas question. Si elle s'efforça d'aimer son mari, elle ne trouva en lui aucune ressource d'affection ni de sensibilité. Tout aussitôt elle se tourna vers les espérances, puis vers les joies de la maternité. Sa santé fut assez éprouvée par l'hiver très rude de 1822-1823, et Aurore connut les longues journées solitaires et silencieuses. Casimir Dudevant étant à la chasse de l'aube au crépuscule, elle occupait ses loisirs par le travail de la layette. «Je n'avais, dit-elle, jamais cousu de ma vie; mais, quand cela eut pour but d'habiller le petit être que je voyais dans tous mes songes, je m'y jetai avec une sorte de passion.» Vite elle apprit le surjet et le rabattu. Depuis lors elle déclare avoir toujours aimé le travail à l'aiguille, véritable récréation et détente pour l'esprit. Son opinion à cet égard mérite d'être retenue; c'est l'apologie de la couture formulée par une femme qui fut, entre toutes, adonnée au labeur intellectuel: «J'ai souvent entendu dire que les travaux du ménage, et ceux de l'aiguille particulièrement, étaient abrutissants, insipides, et faisaient partie de l'esclavage auquel on a condamné notre sexe. Je n'ai pas de goût pour la théorie de l'esclavage, mais je nie que ces travaux en soient une conséquence. Il m'a toujours semblé qu'ils avaient pour nous un attrait naturel, invincible, puisque je l'ai ressenti à toutes les époques de ma vie, et qu'ils ont calmé parfois en moi de grandes agitations d'esprit.» Elle acquit ainsi «la maestria du coup de ciseaux» dont elle sera, sur le tard, presque aussi fîère que de son talent littéraire.
Deschartres, qui faisait office de médecin consultant, entoura de mille précautions la grossesse d'Aurore. Il exigea qu'elle demeurât six semaines couchée. C'était à l'époque des grandes neiges. Pour la distraire, on apporta sur son lit de petits oiseaux qui, affamés et grelottants, se laissaient prendre à la main. Au baldaquin elle fit suspendre des branches de sapin et elle passa ces longues journées d'inaction dans une véritable volière, parmi les pinsons, les rouges-gorges, les verdiers, les moineaux apprivoisés, à qui elle donnait la becquée et qui venaient se réchauffer sur ses couvertures. Dès que la température fut plus clémente et qu'on ouvrit les fenêtres, tous ces oiseaux—est-ce ingratitude ou amour de la liberté?—s'envolèrent à tire-d'aile. «Un seul rouge-gorge, dit George Sand, s'obstina à demeurer avec moi. La fenêtre fut ouverte vingt fois, vingt fois il alla jusqu'au bord, regarda la neige, essaya ses ailes à l'air libre, fit comme une pirouette de grâces et rentra, avec la figure expressive d'un personnage raisonnable qui reste où il se trouve bien. Il resta ainsi jusqu'à la moitié du printemps, même avec les fenêtres ouvertes pendant des journées entières. C'était l'hôte le plus spirituel et le plus aimable que ce petit oiseau. Il était d'une pétulance, d'une audace et d'une gaieté inouïes. Penché sur la tête d'un chenet, dans les jours froids, ou sur le bout de mon pied étendu devant le feu, il lui prenait, à la vue de la flamme brillante, de véritables accès de folie. Il s'élançait au beau milieu, la traversait d'un vol rapide et revenait prendre sa place sans avoir une seule plume grillée… Il avait des goûts aussi bizarres que ses exercices, et, curieux d'essayer de tout, il s'indigérait de bougie et de pâte d'amandes. En un mot, la domesticité volontaire l'avait transformé au point qu'il eut beaucoup de peine à s'habituer à la vie rustique, quand, après avoir cédé au magnétisme du soleil, vers le quinze avril, il se trouva dans le jardin. Nous le vîmes longtemps courir de branche en branche autour de nous, et je ne me promenais jamais sans qu'il vînt crier et voltiger près de moi.»
Avec le printemps, la santé d'Aurore s'améliora. Il fut décidé qu'elle ferait ses couches à Paris, et le 30 juin 1823, dans un petit appartement garni de l'hôtel de Florence, rue Neuve des Mathurins, elle mit au monde un fils qui