George Sand et ses amis. Albert Le Roy
c'était une sensation agréable. Enfin je vivais dans l'extase, mon corps était insensible, il n'existait plus.» Bref, le mysticisme s'était emparé d'elle, annihilait son corps et emportait sa pensée vers des songes paradisiaques.
Par esprit sans doute de mortification, elle se plaisait au commerce des soeurs converses chargées des basses besognes de la communauté, et spécialement de la soeur Hélène, une pauvre écossaise vouée à la phtisie, qui s'arrêtait au milieu d'un couloir ou au bas d'un escalier, incapable de porter les seaux d'eau sale qu'elle devait descendre du dortoir. Cette malheureuse créature était laide, vulgaire, marquée de taches de rousseur; mais elle avait des dents merveilleuses et sur le visage une expression de souffrance d'une infinie mélancolie. Aurore voulut la seconder dans son gros travail, l'aida à enlever ses seaux, à balayer, à frotter le parquet de la chapelle, à épousseter et brosser les stalles des nonnes, voire même à faire les lits au dortoir. Qu'eût pensé madame Dupin si elle avait su que sa petite-fille se livrait à d'aussi viles occupations? En retour, Aurore apprenait à soeur Hélène les éléments de la langue française, et c'était là un touchant échange de services. A l'image de son élève, la future châtelaine de Nohant voulait entrer en religion, et non pas comme dame du choeur, mais comme simple converse, servante volontaire, par pur amour de Dieu, dans quelque communauté.
La supérieure des Anglaises et l'abbé de Prémord se garderont d'encourager une vocation qui leur semblait factice et sans avenir. Ce fut, de leur part, très avisé. Ils exigèrent même qu'Aurore renonçât aux exagérations de son mysticisme, qu'elle jouât et courût avec ses compagnes, au lieu de passer à la chapelle les heures de récréation. L'ordre était formel: «Vous sauterez à la corde, vous jouerez aux barres.» Elle dut se soumettre à la proscription, tout en continuant à communier le dimanche, et vite elle recouvra son équilibre physique et moral. De la sorte elle eut plusieurs mois de béatitude. «Ils sont, dit-elle, restés dans ma mémoire comme un rêve, et je ne demande qu'à les retrouver dans l'éternité pour ma part de paradis. Mon esprit était tranquille. Toutes mes idées étaient riantes. Il ne poussait que des fleurs dans mon cerveau, naguère hérissé de rochers et d'épines. Je voyais à toute heure le ciel ouvert devant moi, la Vierge et les anges me souriaient en m'appelant; vivre ou mourir m'était indifférent. L'empyrée m'attendait avec toutes ses splendeurs, et je ne sentais plus en moi un grain de poussière qui pût ralentir le vol de mes ailes. La terre était un lieu d'attente où tout m'aidait et m'invitait à faire mon salut. Les anges me portaient sur leurs mains, comme le prophète, pour empêcher que, dans la nuit, mon pied ne heurtât la pierre du chemin.»
Ce retour à la gaieté—une gaieté pieuse et pratiquante—fut marqué par un goût très vif pour les charades d'abord, puis pour de petites comédies qu'Aurore organisait avec cinq ou six de la grande classe. On élaborait des scénarios sur lesquels on dialoguait d'abondance, à l'improvisade. Les travestissements étaient un peu bien primitifs, ceux surtout des rôles masculins. C'était une manière de costume Louis XIII, où les hauts-de-chausses consistaient en un retroussis des jupes froncées jusqu'à mi-jambe. Avec des tabliers cousus on faisait des manteaux; avec du papier frisé on simulait des plumes. Il y eut même des bottes, des épées et des feutres fournis par les parents. Madame la supérieure daigna assister à l'une des représentations avec toute la communauté, et l'on eut ce soir-là permission de minuit. Aurore, qui était l'impresario de la troupe, retrouva dans sa mémoire quelques scènes du Malade imaginaire qu'elle ajusta, et les religieuses, sans s'en douter, applaudirent une vague paraphrase de Molière proscrit au couvent. Elles prirent plaisir aux pratiques de monsieur Purgon, avec des intermèdes renouvelés de Monsieur de Pourceaugnac. On avait découvert, dans le matériel de l'infirmerie, les instruments classiques. Le latin de Molière fut apprécié par les Anglaises qui avaient l'habitude de lire ou de psalmodier les offices en latin.
Cette représentation marqua l'apothéose d'Aurore. Peu de temps après, au lendemain de l'assassinat du duc de Berry qui interrompit les réjouissances théâtrales préparées au couvent pour le carnaval, avec un programme de violons, de bal et de souper, madame Dupin s'avisa de ramener sa petite-fille à Nohant. Elle avait appris ses projets d'entrer en religion, qui d'ailleurs subsistaient à travers les distractions dramatiques, et elle ne se souciait pas qu'Aurore devînt nonne ou béguine. Il fallut quitter le couvent. O désespoir! C'était le paradis sur la terre. L'idée de revoir le monde, la perspective d'être mariée, épouvantaient cette imagination de seize ans. Par bonheur la mère et la grand'mère ne devaient pas s'entendre pour choisir un prétendant. On accorda quelque répit à Aurore. Elle espérait du moins qu'un rapprochement pourrait survenir entre les deux influences qui s'étaient disputé son affection. Mais, lorsqu'elle aborda ce sujet, sa mère lui répliqua violemment: «Non certes! Je ne retournerai à Nohant que quand ma belle-mère sera morte.» Et elle ajoutait avec son humeur emportée et aigrie: «Va-t'en sans te désoler, nous nous retrouverons, et peut-être plus tôt que l'on ne croit!» Au début du printemps de 1820, Aurore rentra à Nohant avec sa grand'mère dans la grosse calèche bleue, et le lendemain matin, quand elle s'éveilla, ce fut une sensation neuve et troublante: «Les arbres étaient en fleur, les rossignols chantaient, et j'entendais au loin la classique et solennelle cantilène des laboureurs.» Le couvent allait bientôt s'effacer et disparaître dans les brumes du passé.
CHAPITRE IV
LE MARIAGE
Le retour à Nohant fut pour Aurore un changement douloureux. Elle se sentit d'abord dépaysée et pleura. Sans doute elle était libre, elle pouvait dormir la grasse matinée et n'avait pas à craindre d'être réveillée par la cloche du couvent et la voix criarde de soeur Marie-Josèphe. Elle sortait de tutelle et disposait de son temps, de ses pensées en toute indépendance: mais elle n'y trouvait aucun agrément. La règle habituelle manquait à son accoutumance. Les gens de la maison, ceux des alentours ne l'avaient pas reconnue, tant elle était grandie, et la traitaient avec un respect cérémonieux. Deschartres l'appelait «mademoiselle». Seuls les grands chiens, ses vieux amis, après quelques instants de surprise, l'accablèrent de caresses. Il y avait des domestiques nouveaux, notamment un certain Cadet promu aux fonctions d'aide-valet de chambre, qui, lorsqu'on lui reprochait de briser les carafes, répondait avec un grand sérieux: «Je n'en ai cassé que sept la semaine dernière.» Il semblait à Aurore qu'elle fût dans un monde inconnu. Elle regrettait la placidité routinière de la communauté. Elle s'ennuyait, elle avait «le mal du couvent».
Madame Dupin n'était pas faite pour égayer cette solitude et dissiper la mélancolie de sa petite-fille. Elle luttait contre la surdité, la somnolence, la lassitude intellectuelle. «Aux repas, dit George Sand, elle se montrait avec un peu de rouge sur les joues, des diamants aux oreilles, la taille toujours droite et gracieuse dans sa douillette pensée;» puis, cet effort accompli, elle se retirait dans son boudoir, persiennes closes. Pour la distraire, on jouait la comédie comme au couvent: c'était le passe-temps favori d'Aurore. Les représentations ne devaient pas se prolonger trop avant dans la soirée; vers dix heures, on procédait au coucher de madame Dupin, et cette importante opération durait souvent jusqu'à minuit. L'Histoire de ma Vie nous en décrit le cérémonial: «Des camisoles de satin piqué, des bonnets à dentelles, des cocardes de rubans, des parfums, des bagues particulières pour la nuit, une certaine tabatière, enfin tout un édifice d'oreillers splendides, car elle dormait assise, et il fallait l'arranger de manière qu'elle se reveillât sans avoir fait un mouvement.»
Après dîner, elle aimait qu'Aurore lui fît la lecture. On commença, en février 1821, le Génie du Christianisme, qui ne s'harmonisait guère avec les goûts littéraires non plus qu'avec les doctrines philosophiques de l'invétérée voltairienne, et elle formulait sur le fond et la forme de l'oeuvre les appréciations les plus judicieuses. Soudain, un soir, elle interrompit la lectrice au milieu d'une riante description des savanes et dit d'un air égaré: «Arrête-toi, ma fille. Ce que tu me lis est si étrange que j'ai peur d'être malade et d'entendre autre chose que ce que j'écoute. Pourquoi me parles-tu de morts, de linceul,