George Sand et ses amis. Albert Le Roy
première communion de son frère Hippolyte frappa l'imagination d'Aurore. La cérémonie eut lieu à la paroisse voisine de Saint-Chartier, celle de Nohant étant supprimée. Le curé de Saint-Chartier était bien le prêtre le plus étrange et le plus paysan qui se pût concevoir. Bonhomme et terre à terre, il se souciait beaucoup moins de l'Evangile que des intérêts temporels de ses ouailles et des profits de son ministère. Entre beaucoup, George Sand nous a transmis l'un de ses sermons: «Mes chers amis, voilà que je reçois un mandement de l'archevêque qui nous prescrit encore une procession. Monseigneur en parle bien à son aise! Il a un beau carrosse pour porter sa Grandeur, et un tas de personnages pour se donner du mal à sa place; mais moi, me voilà vieux, et ce n'est pas une petite besogne que de vous ranger en ordre de procession. La plupart de vous n'entendent ni à hue ni à dia. Vous vous poussez, vous vous marchez sur les pieds, vous vous bousculez pour entrer ou pour sortir de l'église, et j'ai beau me mettre en colère, jurer après vous, vous ne m'écoutez point, et vous vous comportez comme des veaux dans une étable. Il faut que je sois à tout dans ma paroisse et dans mon église. C'est moi qui suis obligé de faire toute la police, de gronder les enfants et de chasser les chiens. Or je suis las de toutes ces processions qui ne servent à rien du tout pour votre salut et pour le mien. Le temps est mauvais, les chemins sont gâtés, et si Monseigneur était obligé de patauger comme nous deux heures dans la boue avec la pluie sur le dos, il ne serait pas si friand de cérémonies. Ma foi, je n'ai pas envie de me déranger pour celle-là, et, si vous m'en croyez, vous resterez chacun chez vous… Oui-da, j'entends le père un tel qui me blâme, et voilà ma servante qui ne m'approuve point. Ecoutez, que ceux qui ne sont pas contents aillent… se promener. Vous en ferez ce que vous voudrez; mais, quant à moi, je ne compte pas sortir dans les champs. Je vous ferai votre procession autour de l'église. C'est bien suffisant. Allons, allons, c'est entendu. Finissons cette messe, qui n'a duré que trop longtemps.»
Avec de tels prônes, les offices à Saint-Chartier ne devaient pas manquer d'imprévu, d'autant que le banc des marguilliers était occupé par la femme du maire, ci-devant religieuse qui avait escaladé les murailles de son couvent pour rejoindre un garde-française. Pendant le sermon, elle bâillait avec ostentation ou bien elle interpellait le curé: «Quelle diable de messe! ce gredin n'en finira pas!—Allez au diable, répliquait le curé à mi-voix en bénissant les fidèles. Dominus vobiscum!»
On juge que les cérémonies du culte ainsi pratiquées n'étaient pas fort édifiantes pour Aurore, qui respirait l'atmosphère voltairienne. Aussi, au retour de la première messe à laquelle elle assista, interrogée par sa grand'mère sur ses impressions, elle répondit: «J'ai vu le curé qui déjeunait tout debout devant une grande table et qui de temps en temps se retournait pour nous dire des sottises.»
George Sand raconte très plaisamment les circonstances qui accompagnèrent la première communion de son frère Hippolyte. Pour ce grand jour, le brave curé avait invité à déjeuner le jeune communiant qui lui apportait, à titre de cadeau, douze bouteilles de vin muscat de la part de madame Dupin. On en déboucha une. «Ma foi, dit l'abbé, voilà un petit vin blanc qui se laisse boire et qui ne doit pas porter à la tête comme le vin du cru; c'est doux, c'est gentil, ça ne peut pas faire de mal. Buvez, mon garçon, mettez-vous là. Manette, appelez le sacristain, et nous goûterons la seconde bouteille quand la première sera finie.»
La servante et le sacristain, Hippolyte et le curé déclarèrent, d'un commun accord, que ce vin ne portait pas l'eau. On passa, comme disait l'abbé, au troisième et au quatrième feuillet du bréviaire—figuré par les bouteilles du panier. Enfin les convives se séparèrent péniblement. Hippolyte voyait danser les buissons et se réveilla sous un arbre. Alors, conclut George Sand, «il put revenir à la maison, où il nous édifia tous par sa gravité et sa sobriété le reste de la journée.»
Le presbytère de Saint-Chartier était une maison joyeuse. Manette était sourde, le curé de même. Il disait d'elle: «Elle n'entend pas la grosse cloche.» Et il ne l'entendait pas davantage. Elle avait sauvé la vie de son maître pendant la Révolution et elle le faisait marcher comme un petit garçon, depuis cinquante-sept ans. C'était un prêtre, d'un modèle rare, jurant comme un dragon, buvant comme un templier. «Je ne suis point un cagot, moi, disait-il sous la Restauration. Je ne suis pas un de ces hypocrites qui ont changé de manières depuis que le gouvernement nous protège; je suis le même qu'auparavant et n'exige pas que mes paroissiens me saluent plus bas ni qu'ils se privent du cabaret et de la danse, comme si ce qui était permis hier ne devait plus l'être aujourd'hui.» Il se targuait d'être un vieux de la vieille roche, n'aimait pas la loi du sacrilège, non plus que de mettre de l'eau dans son vin. «Si l'archevêque n'est pas content, qu'il le dise, je lui répondrai, moi! Et je me moquerai bien de tous les archevêques du monde.» Le prélat en fit l'expérience.
Etant venu pour la confirmation à Saint-Chartier et déjeunant au presbytère, il dit au curé, par manière de badinage épiscopal: «Vous avez quatre-vingt-deux ans, monsieur le curé, c'est un bel âge.—Oui-da, Monseigneur, répliqua l'abbé en son libre langage, vous avez beau z'être archevêque, vous n'y viendrez peut-être point!» Et, au dessert, impatienté de la longueur du repas, il grommela entre haut et bas: «Ah! ça, emmenez-le donc et débarrassez-moi de tous ces grands messieurs-là, qui me font une dépense de tous les diables et qui mettent ma maison sens dessus dessous. J'en ai prou, et grandement plus qu'il ne faut pour savoir qu'ils mangent mes perdrix et mes poulets tout en se gaussant de moi.» Et l'archevêque et son vicaire général de rire aux éclats.
Ayant une fois été volé, le curé de Saint-Chartier se conduisit, au vrai, à peu près comme M. Myriel dans les Misérables: il refusa de dénoncer le coupable. Voilà le brave homme de prêtre qui forma la conscience religieuse de George Sand. «L'Aurore, avait-il coutume de dire, est une enfant que j'ai toujours aimée.» Il écrira à M. Dudevant: «Ma foi, monsieur, prenez-le comme vous voudrez, mais j'aime tendrement votre femme.» Il fréquentait chez les Dupin, ramenait parfois madame Dudevant en croupe; car il montait à cheval, s'endormait, et l'animal s'arrêtait pour brouter. Après dîner, le curé ronflait dans le salon du château, puis demandait un petit air d'épinette. Sa religion était tolérante, placide et bourgeoise. Il ne fut pour rien dans la crise de mysticisme qui guettait George Sand, vers la seizième année.
CHAPITRE III
AU COUVENT
L'éducation d'Aurore par les soins de sa grand'mère avait donné de médiocres résultats: l'enfant souffrait d'être séparée de sa mère. Deschartres, ci-devant précepteur de Maurice Dupin, n'était pas beaucoup plus heureux dans son enseignement. Il avait des bourrasques, des rages de vieux pédagogue, et la main leste. Un jour, comme la fillette était distraite au cours de la leçon, il lui jeta à la tête un gros dictionnaire latin. «Je crois, écrit-elle, qu'il m'aurait tuée si je n'eusse lestement évité le boulet en me baissant à propos. Je ne dis rien du tout, je rassemblai mes cahiers et mes livres, je les mis dans l'armoire, et j'allai me promener. Le lendemain, il me demanda si j'avais fini ma version: «Non, lui dis-je, je sais assez de latin comme cela, je n'en veux plus.» Deschartres ne revint jamais sur ce sujet, et le latin fut abandonné. On ne s'avisa que plus tard qu'il fallait compléter cette instruction faite à bâtons rompus. En attendant, Aurore tout enfant avait déjà ce culte de la nature qui hantera l'imagination de George Sand et inspirera exquisement la meilleure part de ses oeuvres. Elle nous vante, dans l'Histoire de ma Vie, l'automne et l'hiver, qui étaient ses saisons les plus gaies, et proteste contre l'habitude mondaine qui «fait de Paris le séjour des fêtes dans la saison de l'année la plus ennemie des bals, des toilettes et de la dissipation.» Elle loue les riches Anglais de passer l'hiver dans leurs châteaux, en goûtant les délices du coin du feu et de la vie de famille. Cette passion pour la campagne s'épanche en une jolie page de poésie descriptive:
«On s'imagine à Paris que la nature est morte pendant six mois, et pourtant les blés poussent dès l'automne, et le pâle soleil