George Sand et ses amis. Albert Le Roy
de bienveillance et de sérénité… Enfin, quels qu'aient pu être les antécédents de la personne, antécédents que j'ignore entièrement, sa vie est actuellement des plus régulières et dénote même une habitude d'ordre et de décence qui n'aurait rien d'affecté. En outre, les deux époux avaient entre eux le ton d'intimité douce qui suppose la bonne harmonie, et, depuis des renseignements ultérieurs, je me suis convaincu que rien n'annonce que votre fils ait à se repentir de l'union contractée.»
Le maire termine par quelques paroles de condoléance, en prévoyant qu'un jour ou l'autre le jeune homme se repentira d'avoir brisé le coeur de sa mère. Mais c'est sa première, sa seule faute. Elle est réparable, elle comporte le pardon, et, au demeurant, le ton qu'on a vu chez lui ne justifie nullement les douloureux présages que madame Dupin avait conçus. Comme beaucoup de belles-mères, elle espérait que son fils serait malheureux et lui reviendrait. Il n'en était rien. Maurice n'avait d'autre souci immédiat que de chercher les voies d'une réconciliation malaisée. Il finit par les découvrir, sous une forme assez romanesque qui fut couronnée de succès. Madame Dupin était venue secrètement à Paris, afin de consulter M. de Sèze et deux autres avocats célèbres sur la validité du mariage. Ils déclarèrent l'affaire neuve, comme toutes celles du même genre qui découlaient de la législation civile récemment mise en vigueur; mais ils estimèrent que le mariage avait toutes chances d'être reconnu valable par les tribunaux, partant la naissance d'être proclamée légitime.
Sur ces entrefaites, Maurice, informé du voyage de sa mère, prit la petite Aurore dans ses bras et chargea la portière de monter avec l'enfant chez madame Dupin, en lui disant: «Voyez donc, madame, la jolie petite fille dont je suis grand'mère! Sa nourrice me l'a apportée aujourd'hui, et j'en suis si heureuse que je ne peux pas m'en séparer un instant.» Tout en bavardant, elle déposa le bébé sur les genoux de la vieille dame qui cherchait sa bonbonnière. Soudain un soupçon traversa l'esprit de madame Dupin. Elle s'écria: «Vous me trompez, cette enfant n'est pas à vous; ce n'est pas à vous qu'elle ressemble… Je sais, je sais ce que c'est.» Et elle repoussait la petite Aurore qui, effrayée, se mit à verser des larmes. La portière s'apprêtait à reprendre et à emporter l'enfant. La grand'mère fut vaincue. Lorsqu'elle sut que son fils était en bas, elle le fit appeler. C'était le pardon. Quand ils se retirèrent, Aurore avait dans la main une bague de rubis que madame Dupin envoyait à sa belle-fille: George Sand a toujours porté cette bague. Quelques semaines plus tard, la réconciliation fut complète. La châtelaine de Nohant consentit à recevoir l'humble modiste qui s'était introduite dans la famille; elle assista au mariage religieux, ainsi qu'au repas qui suivit. Aussitôt après, elle regagna son manoir berrichon.
Le jeune ménage s'était installé dans un étroit appartement de la rue Grange Batelière. Bientôt Maurice fut obligé de rejoindre son régiment pour la campagne d'Ulm, et sa femme demeura à Paris avec ses deux enfants, la petite Aurore et son aînée Caroline, qui n'était pas la fille de Maurice Dupin. Le train de vie était des plus modestes, l'existence des plus régulières. Celle qui jadis avait suivi un général sur les grandes routes de l'Italie, n'aspirait désormais qu'à la quiétude. Elle n'avait aucun goût pour le monde. «Les grands dîners, écrit George Sand, les longues soirées, les visites banales, le bal même, lui étaient odieux. C'était la femme du coin du feu ou de la promenade rapide et folâtre.» En ce point, ses sentiments étaient tout à fait conformes à ceux de son mari. «Ils ne se trouvaient heureux, ajoute l'Histoire de ma Vie, que dans leur petit ménage. Partout ailleurs ils étouffaient de mélancoliques bâillements, et ils m'ont légué cette secrète sauvagerie qui m'a rendu toujours le monde insupportable et le home nécessaire.»
Nous n'avons que de rares lettres de Maurice Dupin à sa femme et nous n'en possédons point qui aient été adressées à sa mère, durant la campagne de 1805. On sait toutefois qu'il participa à la série d'opérations militaires qui devaient se terminer par l'occupation de Vienne. Mais il n'est pas certain qu'il ait assisté à la bataille d'Austerlitz. Son avancement s'effectuait avec lenteur. Depuis Marengo, il marquait le pas au grade de lieutenant. Il s'en plaint dans sa correspondance. De là cette phrase de l'Histoire de ma Vie, sans qu'on voie bien exactement s'il faut l'attribuer à George Sand ou à son père: «Chacun sous l'Empire songe à soi; sous la République, c'était à qui s'oublierait.»
Nommé enfin capitaine du 1er hussards le 30 frimaire an XIV (20 décembre 1805) et chevalier de la Légion d'honneur à la même époque, Maurice Dupin revint passer quelques semaines à Paris. Entre temps, la petite Aurore avait été mise en sevrage à Chaillot, chez la tante Lucie, soeur de sa mère, qui avait épousé M. Maréchal, officier retraité. Elle jouait avec sa cousine Clotilde, leur fille, qui était du même âge et qui fut la meilleure amie de ses jeunes années. On louait, pour promener les enfants, l'âne d'un jardinier voisin, et on les plaçait sur du foin dans les paniers qui servaient à porter les fruits, les légumes ou le lait au marché, Caroline dans l'un, Clotilde et Aurore dans l'autre.
Voilà le plus lointain souvenir qu'ait gardé George Sand, ainsi que celui d'un accident qui vers deux ans lui arriva. La bonne qui la tenait dans ses bras la laissa tomber sur l'angle d'une cheminée. Ce fut pour l'enfant comme un éveil de la sensibilité. La venue du médecin, les sangsues, le départ de la bonne, sont restés gravés dans sa mémoire. A quatre ans, elle savait lire et elle récitait sans broncher ses prières, n'y comprenant rien, sauf ces quelques mots qui la touchaient: «Mon Dieu, je vous donne mon coeur.» C'était, assure-t-elle à distance, le seul endroit où elle eût une idée de Dieu et d'elle-même. Le Pater, le Credo et l'Ave Maria, qu'elle disait en français, lui étaient aussi inintelligibles que si elle les eût appris en latin. Quant aux fables de La Fontaine, elles lui étaient pareillement lettre close. A la réflexion, elle les juge trop fortes et trop profondes pour le premier âge.
Sa douceur n'était pas exempte d'un certain entêtement ingénu. Un jour, par exemple, au cours de la leçon d'alphabet, elle répondit à sa mère: «Je sais bien dire A, mais je ne sais pas dire B.» Et, comme elle épelait toutes les lettres excepté la seconde, elle donna pour unique raison de cette résistance opiniâtre: «C'est que je ne connais pas le B.» Le véritable fond de son caractère était une propension à la rêverie. «L'imagination, a-t-elle dit, c'est toute la vie de l'enfant.» Elle proteste contre la doctrine de Jean-Jacques qui, dans l'Emile, veut supprimer le merveilleux, sous prétexte de mensonge. Pour elle, l'impression fut très douloureuse, la première année où s'insinua dans son esprit un doute sur la réalité du père Noël. «J'avais, écrit-elle, cinq ou six ans, et il me sembla que ce devait être ma mère qui mettait le gâteau dans mon soulier. Aussi me parut-il moins beau et moins bon que les autres fois, et j'éprouvais une sorte de regret de ne pouvoir plus croire au petit homme à barbe blanche.»
Elle eut une affection très vive, très persistante pour ses poupées, et de l'horreur pour un certain polichinelle, somptueusement costumé, mais qui lui apparaissait comme un redoutable et malfaisant personnage. Plus tard un goût analogue s'emparera d'elle, celui des marionnettes. Elle leur élèvera un théâtre à Nohant et composera pour elles, en collaboration avec son fils, de véritables comédies. Dès son plus jeune âge, elle aimait se raconter à elle-même de longues et fantastiques histoires. Sa soeur Caroline avait été mise en pension, sa mère était très occupée par les soins du ménage. Aussi, pour qu'elle prît un peu l'air, la plaçait-on volontiers dans la cour, entre quatre chaises, au milieu desquelles il y avait une chaufferette sans feu, en guise de tabouret. Aurore, ainsi emprisonnée, employait ses loisirs à dégarnir avec ses ongles la paille des chaises, et grimpée sur la chaufferette, tandis que ses mains étaient occupées, elle laissait errer son imagination. A haute voix elle débitait les contes improvisés que sa mère appelait des romans.
A de longs intervalles, son père revenait entre deux campagnes. La maison s'emplissait de bruit et de gaîté. L'enfant entendait prononcer le nom et raconter les victoires de l'Empereur. Un jour, à la promenade, elle l'aperçut. Il passait la revue des troupes sur le boulevard. Sa mère s'écria, toute joyeuse: «Il t'a regardée, souviens-toi de ça; ça te portera bonheur!» Et George Sand ajoute dans l'Histoire de ma Vie: «Je crois que l'Empereur entendit ces paroles naïves, car il me regarda tout à fait,