George Sand et ses amis. Albert Le Roy
campagne: c'était un âne, très vieux et très bon, qui ne connaissait ni la corde ni le râtelier. On le laissait errer en liberté. «Il lui prenait souvent fantaisie d'entrer dans la maison, dans la salle à manger et même dans l'appartement de ma grand'mère, qui le trouva un jour installé dans son cabinet de toilette, le nez sur une boîte de poudre d'iris qu'il respirait d'un air sérieux et recueilli. Il avait même appris à ouvrir les portes qui ne fermaient qu'au loquet… Il lui était indifférent de faire rire; supérieur aux sarcasmes, il avait des airs de philosophe qui n'appartenaient qu'à lui. Sa seule faiblesse était le désoeuvrement et l'ennui de la solitude qui en est la conséquence. Une nuit, ayant trouvé la porte du lavoir ouverte, il monta un escalier de sept ou huit marches, traversa la cuisine, le vestibule, souleva le loquet de deux ou trois pièces et arriva à la porte de la chambre à coucher de ma grand'mère; mais trouvant là un verrou, il se mit à gratter du pied pour avertir de sa présence. Ne comprenant rien à ce bruit, et croyant qu'un voleur essayait de crocheter sa porte, ma grand'mère sonna sa femme de chambre, qui accourut sans lumière, vint à la porte, et tomba sur l'âne en jetant les hauts cris.»
Chez madame Dupin, dans la solitude de Nohant, il y avait, à côté des heures de distraction, bien des journées moroses pour une enfant aussi exubérante que l'était instinctivement Aurore. Depuis l'arrangement—ou même l'engagement—signé par Sophie, et qui laissait à la grand'mère toute liberté et pleins pouvoirs pour l'éducation de la fillette, celle-ci était livrée sans contrepoids à une direction solennelle, cérémonieuse et guindée. La vieille madame Dupin, fuyant la familiarité, exigeait le respect, et semblait éviter de caresser sa petite-fille; elle lui donnait des baisers à titre de récompense. Aussi Aurore regrettait-elle l'humeur mobile, parfois brutale, mais affectueuse de sa mère, et souffrait-elle de l'excès de tenue qu'on lui imposait. Il était interdit de se rouler par terre, de rire bruyamment, de parler berrichon. Sa grand'mère lui disait vous, l'obligeait à porter des gants, à parler bas et à faire la révérence aux personnes qui venaient en visite. Défense d'aller à la cuisine et de tutoyer les domestiques. Avec madame Dupin Aurore devait même employer la troisième personne: Ma bonne maman veut-elle me permettre d'aller au jardin?
Les voyages à Paris étaient comme une oasis pour cette enfant qui avait soif de tendresse. On mettait trois ou quatre jours, car madame Dupin, quoique circulant en poste, refusait de passer la nuit en voiture. De Châteauroux à Orléans, le paysage était monotone: on traversait la Sologne. En revanche, la forêt d'Orléans, avec ses grands arbres, avait une réputation tragique; les diligences y étaient assez souvent arrêtées. Avant la Révolution, on s'armait jusqu'aux dents, lorsqu'il s'agissait de s'aventurer dans ce coupe-gorge. La maréchaussée avait d'ailleurs une singulière façon de rassurer les voyageurs: «Quand les brigands étaient pris, jugés et condamnés, on les pendait aux arbres de la route, à l'endroit même où ils avaient commis le crime; si bien qu'on voyait de chaque côté du chemin, et à des distances très rapprochées, des cadavres accrochés aux branches et que le vent balançait sur votre tête.» D'année en année, on comptait les nouveaux pendus, autour desquels volaient des corbeaux rapaces, et c'était tout ensemble un spectacle lugubre et une odeur répugnante.
Le séjour de Paris raviva chaque fois la tendresse d'Aurore pour sa mère dont on chercha vainement à la détacher. Madame Dupin, imbue de rancunes et de préjugés aristocratiques, ne voulait pas que sa petite-fille, qui descendait du maréchal de Saxe et d'un roi de Pologne, frayât avec cette soeur aînée, Caroline Delaborde, née de père inconnu. Ce fut la source de querelles où la grand'mère finit par céder. Il y avait, en effet, nous dit George Sand, deux camps dans la maison: «le parti de ma mère, représenté par Rose, Ursule et moi; le parti de ma grand'mère, représenté par Deschartres et par Julie.»
Quand Aurore eut la rougeole, comme sa mère ne venait pas la voir ou s'arrêtait au seuil de sa chambre, cette conduite fut, dans la domesticité, l'objet d'appréciations contradictoires. Pour les uns, madame Sophie Dupin craignait de contracter la maladie et s'abstenait d'approcher son enfant. Pour les autres—et cette version est plus vraisemblable—elle appréhendait d'apporter la rougeole à Caroline.
Chez sa bonne maman, Aurore avait coutume de voir en visite un certain nombre de personnes de qualité: son grand-oncle M. de Beaumont, madame de la Marlière, madame Junot, plus tard duchesse d'Abrantès, madame de Pardaillan, «petite bonne vieille qui avait été fort jolie, qui était encore proprette, mignonne et fraîche sous les rides,» et donnait à la jeune Aurore ce conseil en forme d'horoscope: «Soyez toujours bonne, ma pauvre enfant, car ce sera votre seul bonheur en ce monde.» Il y avait encore deux vieilles comtesses, comme disait dédaigneusement Sophie Dupin: madame de Ferrières qui, ayant de beaux restes à montrer, avait toujours les bras nus dans son manchon dès le matin; «mais ces beaux bras de soixante ans, relate George Sand, étaient si flasques qu'ils devenaient tout plats quand ils se posaient sur une table, et cela me causait une sorte de dégoût.»
L'autre était madame de Béranger, dont le mari prétendait descendre de
Béranger, roi d'Italie au temps des Goths. La Révolution les avait ruinés.
N'importe, ils demeuraient haut perchés sur leur orgueil,
Et comme du fumier regardaient tout le monde.
Madame de Béranger avait des prétentions à la sveltesse de la taille. Il fallait deux femmes de chambre pour serrer son corset en appuyant les genoux sur la cambrure du dos. A soixante ans, elle avait le ridicule de porter une perruque blonde frisée à l'enfant, qui contrastait avec la rudesse de ses traits et la teinte bilieuse de sa peau. Après dîner, en jouant aux cartes, elle ôtait fréquemment cette perruque qui la gênait, et, en petit serre-tête noir, elle ressemblait à un vieux curé. S'il survenait une visite, elle cherchait précipitamment sa perruque, qui était à terre ou dans sa poche, ou sur laquelle elle était assise, et elle la remettait de côté ou à l'envers, ce qui lui donnait l'aspect le plus comique.
Aurore était parfois enfant terrible. A une madame de Maleteste qui fréquentait chez sa grand'mère, elle demanda un jour comment elle s'appelait pour de bon, en ajoutant: «Mal de tête, mal à la tête, mal tête, ce n'est pas un nom. Vous devriez vous fâcher quand on vous appelle comme ça.» Et à l'abbé d'Andrezel qui portait des spencers sur ses habits, qui allait au spectacle et mangeait de la poularde le vendredi saint, Aurore posa une fois cette question embarrassante: «Si tu n'es pas curé, où donc est ta femme? Et, si tu es curé, où donc est ta messe?»
Il y avait également la famille de Villeneuve, alliée aux Dupin de Francueil, qui vivait de façon patriarcale dans une maison de la rue de Grammont où les quatre générations étaient réunies. A telles enseignes que la bisaïeule, madame de Courcelles, pouvait dire à madame de Guibert: «Ma fille, va-t'en dire à ta fille que la fille de sa fille crie.» C'étaient là, pour Aurore, les relations mondaines et élégantes qu'elle devait à sa grand'mère: elle en parle avec complaisance. Celles de sa mère étaient plus humbles: elle n'y fait même pas allusion. Mais, comme elle a contracté depuis 1835 des sentiments démocratiques, George Sand leur donne dans l'Histoire de ma Vie un caractère rétrospectif. A l'en croire, fillette de dix ans, elle dédaignait les gens de qualité et elle avait coutume de dire: «Je voudrais être un boeuf ou un âne; on me laisserait marcher à ma guise et brouter comme je l'entendrais, au lieu qu'on veut faire de moi un chien savant, m'apprendre à marcher sur les pieds de derrière et à donner la patte.» Elle atteste qu'il lui semblerait plus enviable d'être une laveuse de vaisselle qu'une vieille marquise fleurant le musc ou le benjoin. Il y a peut-être là quelque exagération systématique. A l'époque où George Sand faisait ces déclarations, elle était férue de socialisme, voire même de communisme; car le mot de collectivisme n'était pas encore à la mode. Et elle écrivait: «L'idée communiste a beaucoup de grandeur, parce qu'elle a beaucoup de vérité.»
A Nohant et à Paris, vers 1814, Aurore entendait, tantôt sa mère faire l'éloge de l'Empereur—et madame Sand a toujours conservé des sympathies napoléoniennes,—tantôt sa grand'mère, les vieilles comtesses et Deschartres raconter sur lui les anecdotes les plus invraisemblables. Il avait battu l'impératrice, arraché la barbe du Saint-Père, craché