George Sand et ses amis. Albert Le Roy
d'une demande en mariage formée par «un homme immensément riche, mais cinquante ans et un grand coup de sabre à travers la figure.» C'était un général de l'Empire qui ne tenait pas à la dot. Il est vrai qu'il mettait pour première condition qu'aussitôt mariée elle cesserait de voir sa mère. Malgré toute l'antipathie qu'elle éprouvait pour sa bru, la vieille madame Dupin avait eu le bon sens de refuser et d'éconduire le prétendant plus que quinquagénaire. Elle prononça même dans cet entretien quelques paroles conciliantes envers celle qui avait été l'épouse de son fils.
Le lendemain matin, pour Aurore le réveil fut lugubre. Deschartres vint lui annoncer que sa grand'mère avait eu une attaque d'apoplexie. Elle s'était levée durant la nuit, était tombée et n'avait pu se relever. Elle resta paralysée, avec un côté mort depuis l'épaule jusqu'au talon. C'étaient des divagations presque continuelles, un lamentable état d'enfance. Elle voulait qu'on lui lût le journal et ne pouvait fixer son attention. Elle demandait des cartes, n'avait pas la force de les tenir et se plaignait qu'on ne voulût pas la soulager en lui faisant une application de la dame de pique sur le bras. Et cette dégénérescence des facultés dura tout le printemps, tout l'été, tout l'automne, avec quelques rares heures de lucidité.
Autour du fauteuil, auprès du lit où s'éteignait cette belle intelligence comme une lampe privée d'huile, Aurore passa neuf grands mois hantés par de mélancoliques méditations. Elle dut prendre la direction de la maison. Deschartres, fort avisé, exigea qu'elle fît chaque jour une sortie à cheval, qu'elle respirât l'air du matin, après être demeurée des après-midi ou des soirées entières dans la chambre de la malade, absorbant du tabac à priser, du café noir sans sucre et même de l'eau-de-vie pour ne pas succomber au sommeil. Il advenait souvent que la pauvre paralysée prenait la nuit pour le jour, exigeait qu'on ouvrît les volets et se croyait aveugle, puisqu'elle ne voyait pas le soleil.
Par une singulière volte-face de la pensée, Aurore, au chevet de sa grand'mère, allait insensiblement se détacher des croyances et des habitudes religieuses qu'elle avait contractées au couvent. La lecture du Génie du Christianisme et de l'Imitation, loin de la confirmer dans la certitude de sa foi, lui apporta des scrupules et des doutes. Elle trouvait une contradiction irréductible entre la doctrine de Gerson et celle de Chateaubriand, et elle était incapable d'opter. «Il me fallait, dit-elle, faire un choix entre le ciel et la terre; ou la manne d'ascétisme dont je m'étais à moitié nourrie était un aliment pernicieux dont il fallait à tout jamais me débarrasser, ou bien le livre (de l'Imitation) avait raison, je devais repousser l'art et la science, et la poésie, et le raisonnement, et l'amitié et la famille; passer les jours et les nuits en extase et en prières auprès de ma moribonde, et, de là, divorcer avec toutes choses et m'envoler vers les lieux saints pour ne jamais redescendre dans le commerce de l'humanité.» Il en résultait pour Aurore d'insurmontables perplexités et des points de vue différents, selon qu'elle était en pleine campagne, à cheval, ou dans sa chambre, agenouillée sur son prie-Dieu. «Au galop de Folette, j'étais tout Chateaubriand. A la clarté de ma lampe, j'étais tout Gerson et me reprochais le soir mes pensées du matin.» Entre temps, elle se tourmentait de l'idée que sa grand'mère pouvait mourir sans sacrements, et elle n'osait aborder avec la malade cette redoutable question. Elle en référa à son confesseur, l'abbé de Prémord, qui, dans une lettre d'ailleurs fort sage, l'approuva d'avoir gardé le silence. «Cet homme, dit George Sand, était un saint, un vrai chrétien, dirai-je quoique jésuite, ou parce que jésuite?» Et elle saisit cette occasion, dans l'Histoire de ma Vie, pour nous donner son opinion—celle d'après 1850—sur la Compagnie de Jésus. «Soyons équitables, écrit-elle. Au point de vue politique, en tant que républicains, nous haïssons ou redoutons cette secte éprise de pouvoir et jalouse de domination. Je dis secte en parlant des disciples de Loyola, car c'est une secte, je le soutiens. C'est une importante modification à l'orthodoxie romaine. C'est une hérésie bien conditionnée. Elle ne s'est jamais déclarée telle, voilà tout. Elle a sapé et conquis la papauté sans lui faire une guerre apparente; mais elle s'est ri de son infaillibilité, tout en la déclarant souveraine. Bien plus habile en cela que toutes les autres hérésies, et, partant, plus puissante et plus durable. Oui, l'abbé de Prémord était plus chrétien que l'Eglise intolérante, et il était hérétique parce, qu'il était jésuite. La doctrine de Loyola est la boîte de Pandore.»
Sa déclaration de principe une fois formulée, George Sand va plaider les circonstances atténuantes pour la Compagnie de Jésus. Il sera impossible de souscrire à cette conclusion, pour peu que l'on ait devant les yeux et dans la mémoire les enseignements de l'histoire, l'oeuvre exécrable de l'Inquisition, les censures de l'Assemblée du Clergé de France, les protestations de Bossuet et de Port-Royal, les arrêts des Parlements et la condamnation même prononcée par le pape Clément XIV qui, en 1773, dissolvait l'ordre des Jésuites, sans parler des débats engagés en Sorbonne autour du grand Arnauld à propos de l'Augustinus, non plus que de l'écho, qui ne saurait s'affaiblir, des immortelles et vengeresses Provinciales. En dépit de son indulgence, George Sand est obligée de répudier la morale, ou plutôt l'immoralité jésuitique. «Dirai-je, écrit-elle, pourquoi Pascal eut raison de flétrir Escobar et sa séquelle? C'est bien inutile; tout le monde le sait et le sent de reste: comment une doctrine qui eût pu être si généreuse et si bienfaisante est devenue, entre les mains de certains hommes, l'athéisme et la perfidie.» Voilà les deux mots auxquels il faut se tenir, et qui résument l'intégrale vérité sur la doctrine du perinde ac cadaver.
Se tournant derechef vers l'abbé de Prémord, Aurore lui demanda de départager son esprit entre les sollicitations contraires de l'Imitation et du Génie du Christianisme. Il répondit par le simple conseil—ce qui est assez surprenant de la part d'un confesseur—de multiplier ses lectures et de profiter de la latitude que lui avait laissée sa grand'mère en la chargeant des clefs de la bibliothèque. Madame Dupin lui avait montré le rayon des ouvrages qu'elle ne devait pas ouvrir. Pour le surplus, c'était la liberté absolue, et le jésuite se range à cet avis: «Lisez les poètes. Tous sont religieux. Ne craignez pas les philosophes. Tous sont impuissants contre la foi. Et si quelque doute, quelque peur s'élève dans votre esprit, fermez ces pauvres livres, relisez un ou deux versets de l'Evangile, et vous vous sentirez docteur à tous ces docteurs.»
Elle suivit le conseil et lut tour à tour Mably, Locke, Condillac, Montesquieu, Bacon, Bossuet, Aristote, Leibnitz, Pascal, Montaigne—«dont ma grand'mère, dit-elle, m'avait marqué les chapitres et les feuillets à passer,»—puis La Bruyère, Pope, Milton, Dante, Virgile, Shakespeare, bref une véritable encyclopédie, et elle absorba le tout pêle-mêle. Enfin Rousseau arriva, celui qui devait la conquérir et la posséder sans conteste, «Rousseau, écrit-elle, l'homme de passion et de sentiment par excellence, et je fus entamée.» La sensibilité de Jean-Jacques allait triompher de ses inclinations religieuses et des pratiques formalistes de son catholicisme. Elle marque cette étape: «L'esprit de l'Eglise n'était plus en moi; il n'y avait peut-être jamais été.»
C'était l'époque où l'Italie et la Grèce se soulevaient pour leur affranchissement. Or la monarchie et l'Eglise n'hésitaient pas à se prononcer en faveur du Grand-Turc contre les chrétiens justement révoltés. Aurore, avec lord Byron comme guide, avait embrassé la cause hellénique. Deschartres soutenait le sultan, représentant de l'autorité. Et c'étaient d'interminables discussions au cours de leurs promenades. Un jour, le pédagogue distrait tomba sur le gazon, tout en ayant soin d'achever sa phrase. «Après quoi, relate George Sand, il dit fort gravement en s'essuyant les genoux: «Je crois vraiment que je suis tombé?—Ainsi tombera l'empire ottoman,» répliqua Aurore, que son précepteur traitait de jacobine, de régicide, de philhellène et de bonapartiste.
Cependant les inquiétudes d'Aurore pour le salut de l'âme de sa grand'mère subsistaient et survivaient même à l'ébranlement de sa foi religieuse. Dégoûtée du culte tel qu'on le pratiquait à Saint-Chartier ou à La Châtre, elle s'abstenait d'aller à la messe pour entendre les beuglements des chantres, leurs calembours involontaires en latin, le ronflement des bonnes femmes qui s'endormaient sur leur chapelet, les bavardages de la bonne société, les disputes des sacristains et des enfants de choeur, et le bruit des gros sous qu'on récolte et qu'on compte. Elle préférait lire sa