Histoire des Montagnards. Alphonse Esquiros

Histoire des Montagnards - Alphonse Esquiros


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de ville, devant le comité. Le cri: «A l'hôtel de ville!» ayant aussitôt gagné toute la multitude, on y conduisit le prisonnier. Arrivé sur la place Saint-Pierre, devant l'hôtel de ville, le cortége s'arrêta à cause de la foule qui grossissait toujours et encombrait les voies. L'église, les maisons, la place étaient noires de têtes. L'hôtel de ville regardait avec ses fenêtres entr'ouvertes. Il était dix heures du matin. Alors un coup de feu partit, l'on ne sait d'où; le comte Henri de Belzunce tomba. Au même instant, on dépouille le mort; on l'insulte, on lui crache à la face; sa tête est coupée et mise au bout d'une pique; ses membres, divisés et attachés à des bâtons, sont promenés par ces furieux dans toutes les rues de la ville. Une femme (c'était la haine d'un amour trahi) lui ouvré la poitrine avec des ciseaux, en tire le coeur entre ses mains ensanglantées et l'emporte.

      Si j'ai décrit la mort d'Henri de Belzunce avec quelques détails, c'est que de Caen partira plus tard le bras qui doit enfoncer le poignard dans le sein d'un des chefs de la Montagne, et que de graves historiens du temps ont prétendu avoir été armé par le souvenir de cette sanglante tragédie, et par l'horreur des citoyens de cette ville pour les excès de la Révolution.

      Passant, il y a quelques années, à Caen, j'avisai dans la cour de l'hôtel de ville une colossale statue de Judith.—Je songeai malgré moi, dans le moment, à une autre vengeance de femme.

       Table des matières

      Suite de l'émotion populaire.—La détente.—Nuit du 4 août.—Quelle est sa portée.—Abolition des dîmes.—Conduite du roi et de la cour.

      L'ancien régime avait semé la servitude; il récoltait la révolte.

      Seule l'Assemblée constituante était à même de ramener le calme et la paix: unique pouvoir dans lequel on eût confiance, elle surnageait au milieu du naufrage de toutes les vieilles institutions. Malheureusement, les membres de l'Assemblée n'étaient guère d'accord entre eux. Malgré l'apparente fusion des ordres, il restait toujours dans l'Assemblée le parti des intérêts et le parti des idées, l'aristocratie et la nation. De toutes parts, cependant, le régime féodal s'écroulait. Les droits prélevés par la noblesse et le clergé sur le travail de la classe agricole avaient été dénoncés comme injustes, dans les cahiers de doléances, et les députés du Tiers avaient reçu le mandat impératif d'en poursuivre l'abolition. L'esprit public avait, comme toujours, devancé l'Assamblée: il finit par l'entraîner.

      Nous sommes à la nuit du 4 août. Quelques voix éloquentes et désintéressées sonnent le tocsin d'une Saint-Barthélémy des abus. Bientôt l'enthousiasme et l'émulation du renoncement gagnent tous les coeurs. C'est à qui fera son offrande; celui-ci propose d'abolir les justices seigneuriales; celui-là, les corvées, les droits de chasse, de pêche et de colombier, le droit de retrait féodal, les banalités, les cens, les lods, etc., etc. L'affranchissement des servitudes personnelles est décrété: qui croirait que le nombre des serfs montait encore à quinze cent mille? Un curé, Thibault, apporte à la patrie le denier de la veuve: il propose le sacrifice du casuel. On le refuse. Il ne s'agit encore que des priviléges de la noblesse.

      Les titres féodaux étant abolis, viennent les titres des provinces; plusieurs d'entre elles jouissaient de certaines immunités, de certains avantages dont l'origine se perdait dans la nuit des temps; nouvelle immolation. Elles déclarent se résigner à rentrer dans le droit commun. Puis ce fut le tour des villes; par la voix de leurs députés, elles vinrent, l'une après l'autre, offrir le sacrifice de leurs antiques chartres. Ainsi l'arbre féodal tombait feuille par feuille, branche par branche; ainsi s'abaissaient les barrières qui s'étaient opposées trop longtemps à l'unité nationale. Il n'y avait plus de classes ni de provinces; il y avait une seule famille, une seule et même patrie.

      La séance avait commencé à huit heures du soir; elle se prolongea jusqu'à deux heures du matin, au milieu des transports d'enthousiasme; se démunir, se dévouer, tel était le véritable esprit de la Révolution Française, et cet esprit souffla, celle nuit-là, sur toutes les têtes de l'Assemblée. C'était beau, c'était grand. La conscience des nobles semblait soulagée d'un poids énorme: ne venait-elle point de rejeter le fardeau des anciennes iniquités sociales?

      Tous les coeurs étaient attendris. L'archevêque de Paris demande qu'on chante, dans quelques jours, un Te Deum pour remercier Dieu d'avoir inspiré aux élus du peuple un tel acte de désintéressement et de justice.

      Au moment où tombait pierre à pierre l'édifice de la féodalité, un vieillard murmurait tout bas dans un des coins de la salle: «Ils ne laisseront rien debout!» Ce vieillard se trompait: ils ont laissé après eux la France une et régénérée.

      Quand les débats de la séance du 4 août furent connus, la France entière tressaillit. «L'ivresse de la joie, raconte l'auteur des Révolutions de Paris, s'est aussitôt répandue dans tous les coeurs; on se félicitait réciproquement; on nommait avec enthousiasme nos députés les Pères de la Patrie. Il semblait qu'un nouveau jour allait luire sur la France… Il s'est formé des groupes dans presque toutes les grandes rues. Près de tous les ponts, on attendait les passants pour leur apprendre ce qu'ils auraient peut-être ignoré jusqu'au lendemain. On était aise de partager sa joie, de la répandre. La fraternité, la douce fraternité régnait partout. C'était surtout lorsqu'on rencontrait quelques gardes-françaises que les démonstrations de joie étaient plus vives. On en a vu embrasser des bourgeois qui les serraient dans leurs bras. Oui, il est des moments dans la vie des peuples, comme dans celle des hommes, qui font oublier des années de douleur et de calamité.» On voit à quel degré le sentiment national était ému. La Révolution Française fut par-dessus tout un épanouissement du coeur.

      La nuit du 4 août n'avait qu'un tort: elle venait trop tard. Les seigneurs ont trop attendu. Que n'ont-ils abdiqué leurs priviléges avant la révolte des paysans, avant le pillage des châteaux, avant les attaques à main armée contre les armoires de fer dans lesquelles ils conservaient leurs anciens titres! Fallait-il donc qu'éclatât l'incendie pour qu'ils se décidassent à faire la part du feu? Ne peut-on leur reprocher d'avoir lâché une proie qui leur échappait?

      D'un autre côté, tenons bien compte d'un fait important, c'est que le gouvernement du roi ne fut pour rien dans ce grand acte de réparation et d'humanité. Lors de l'ouverture des États généraux, Louis XVI, faisant allusion au cri général des communes et au voeu des cahiers, disait, le 23 juin 1789: «Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées, et, sous le nom de propriété, nous comprenons expressément les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives utiles ou honorifiques attachés aux terres ou aux fiefs, ou appartenant aux personnes.»

      Le roi, instruit par les événements, avait-il depuis ce temps-là changé d'avis?

      Il est permis d'en douter. La nouvelle de la fameuse séance du 4 août porta le deuil et la consternation à la cour de Versailles. Quelques nobles incorrigibles, qui poursuivaient la guerre des priviléges contre le bien public, crurent tout perdu, et ils appelèrent le monarque au secours des institutions de l'ancien régime.

      «J'invite l'Assemblée nationale, déclarait Louis XVI le 18 septembre 1789, à réfléchir si l'extinction des cens et des droits de lods et ventes convient véritablement au bien de l'État.»

      Ces paroles, bien claires, furent interprétées comme un désaveu des résolutions prises par l'Assemblée nationale. Les intentions personnelles du roi, ses sympathies secrètes, se dévoilent encore mieux dans une lettre écrite à l'archevêque d'Arles:

      «Je ne consentirai jamais, lui disait-il, à dépouiller mon clergé, ma noblesse. Je ne donnerai point une sanction à des décrets qui les dépossèdent.»

      Durant plus d'un mois, en effet, la cour usa de toute son influence pour jeter, comme on dit, des bâtons dans les roues. Elle voulait que l'Assemblée revînt


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