Aux mines d'or du Klondike du lac Bennett à Dawson City. Léon Boillot

Aux mines d'or du Klondike du lac Bennett à Dawson City - Léon Boillot


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la jetée de bois qui relie l'embarcadère à la ville, devant quelques baraques en troncs superposés, mortaisés aux extrémités, ou encore en simples planches grossièrement façonnées, qui s'alignaient, flanquées d'un espèce de trottoir en planches, élevé de quelques centimètres au-dessus du sol. Le passager en question était dans l'une des artères de la ville. Il s'y trouvait tout à coup en présence d'un individu à mine peu engageante, mais dissimulée plus ou moins sous les touffes d'un immense bonnet en fourrure de rat musqué ou de renard, un manteau en poil de chien, des mitaines fourrées, des mocassins en peau de phoque ou des bottes en cuir jaune montant aux genoux, complétaient son accoutrement. Le Chi-Cha-Ko (c'est le nom indien signifiant «nouveau venu»; il est donné dans le Yukon aux chercheurs d'or venus pour la première fois en Alaska) répondait à l'invitation d'entrer se chauffer, non sans avoir jeté un regard investigateur sur ledit individu, sur la rue, et sur la baraque surmontée de l'inévitable enseigne Saloon, qui n'est ni salon, ni café, ni cabaret, ni tripot, mais qui combine les traits caractéristiques de ces trois derniers genres d'établissements. À l'intérieur, un comparse derrière le comptoir indiquait d'un geste l'énorme poêle en fonte, ronflant, gémissant, rugissant, craquant sous l'action des mille et une langues de feu jaillissant des bûches, des souches de bouleau et de pin qui se succèdent et se consument rapidement, car, au dehors le froid était intense, avivé par une bise du Nord qui pénétrait même les plus épais vêtements de laine.

      SKAGWAY, VU DE LA MER. DESSIN DE SLOM, D'APRÈS LA PHOTOGRAPHIE DE M. GOLDSCHMIDT. SKAGWAY, VU DE LA MER. DESSIN DE SLOM, D'APRÈS LA PHOTOGRAPHIE DE M. GOLDSCHMIDT.

      La conversation s'engageait sur les sujets habituels, le froid, le temps, etc. Sur ces entrefaites, un autre comparse attifé à peu près comme le premier faisait son apparition, prenait place autour du poêle et racontait à ses auditeurs comment il venait d'arriver de Dawson, sur la glace, en vingt ou vingt-cinq jours, en preuve de quoi il faisait circuler un flacon rempli de poudre et de pépites d'or: cela venait d'un claim nº X sur Bonanza ou Eldorado Creek, valant des millions; il partait pour aller le vendre aux États-Unis et se disait fort satisfait de son séjour au Klondyke. Sans doute il y avait de légers inconvénients: ainsi il n'avait pas été heureux au jeu et avait perdu quelques milliers de dollars en quelques soirées au black Jack ou au poker, mais on ne pouvait tout avoir, et qu'est-ce que cinq ou dix mille piastres pour un homme qui ramasse l'or à la pelle sur son claim? Absolument rien. Et puis le jeu est si plaisant! Savez-vous comment il se joue? Non? Eh bien, tenez, vous allez voir! Alors on passait dans une chambre à côté, garnie d'une table et de quelques chaises; les cartes sortaient de la poche où retournait le flacon d'or, et le jeu commençait entre les deux gaillards à fourrures; si le nouveau venu n'était pas entièrement un greenhorn (un benêt), il trouvait une excuse pour se retirer aussi vivement que possible. Sinon il se mettait de la partie, et invariablement son apport allait grossir les millions du soi-disant mineur chanceux. Neuf fois sur dix, c'est ce dernier cas qui se produisait et le malheureux dépouillé s'esquivait d'ordinaire sans se plaindre: en guise de consolation il pouvait, une fois sur le trottoir, lire la proclamation du «Comité de vigilance des 101», laquelle était affichée sur la porte même du «Salon», ordonnant aux joueurs de profession, grecs, escrocs, filous, chevaliers d'industrie et leurs confrères, de quitter la ville immédiatement. Deux compagnies du 14e réguliers des États-Unis étaient là campées pour prêter main-forte à l'autorité, représentée en ce moment-là par ledit comité des 101, composé des citoyens les plus considérés de Skagway. Quelquefois aussi la dupe se fâchait tout rouge et faisait un tel vacarme qu'un rassemblement se formait aussitôt et que, devant son attitude menaçante, les escrocs rendaient à leur victime tout ou partie de son argent.

      SOLDAT DE POLICE DANS UN CAMPEMENT DE MINEURS—DESSIN D'A. PARIS, D'APRÈS LE CROQUIS DE L'AUTEUR. SOLDAT DE POLICE DANS UN CAMPEMENT DE MINEURS—DESSIN D'A. PARIS, D'APRÈS LE CROQUIS DE L'AUTEUR.

      Ces filous faisaient partie d'une bande organisée par un homme fort intelligent et de bonne famille, qu'on nommait Soapy Smith; il avait une quantité d'acolytes pour son œuvre néfaste de pillage, et peu de jours avant la fin de sa carrière de crime (juillet), quelques-uns d'entre eux avaient dévalisé d'une somme de trois mille dollars en poudre d'or un mineur revenant de Dawson. Les autorités ouvrirent une enquête; Soapy prétendit que ses amis avaient gagné cet argent à un jeu honnête. Mais cette réponse ne satisfit personne. Son arrestation fut demandée. Le prévôt étant jugé incapable d'apaiser l'opinion publique, un corps de volontaires fut organisé afin de disperser la bande. L'un des volontaires, M. Reid, s'attaqua certain jour à Smith. Revolvers et fusils furent de la partie. Reid fut mortellement blessé. Smith fut emporté mort. La foule présente mit aussitôt la main au collet de deux Soapy, un nœud coulant leur fut prestement glissé sur les épaules et ils allaient être lynchés quand la police, prévenue, arriva juste à temps pour les délivrer. Les autres membres de la confrérie se dispersèrent aussitôt: quelques-uns allèrent à Dawson, mais là ils furent prévenus qu'à la moindre plainte contre eux, ils seraient expulsés en plein hiver et lâchés sur la glace, soit en haut, soit en bas de la rivière. L'avis fut compris, paraît-il, car jamais plus on n'entendit parler d'eux.

      Libre de poursuivre sa route, notre Chi-Cha-Ko enfilait Broadway, la principale rue de la ville, à peine débarrassée des cadavres de chiens ou de chevaux qui encombraient encore les autres rues; il voyait des cabanes en bois, en toile ou en tôle de fer; partout des perches supportant les fils transmettant l'électricité pour la lumière et le téléphone; des tentes de toute forme, etc. Un bon nombre de ces constructions provisoires, de ce provisoire qui dure indéfiniment et jusqu'à ruine complète, étaient recouvertes d'une toile goudronnée noire fixée avec des pointes à large tête de métal blanc, ce qui donnait à l'ensemble une apparence de monument funèbre d'un effet sinistre; on voyait là des traîneaux, des chars, des canots traînés par des chiens, des chèvres, des chevaux, des bœufs, des ânes, des mules, montés, guidés, chassés par des individus de tout sexe, de tout âge, jurant, criant, hurlant, se disputant dans les langues les plus diverses. Cette foule était vêtue de costumes non moins divers, de ces costumes qui, à distance, font prendre un homme pour une femme et vice versa; ici, en effet, les dames portent des culottes et des bottes. Ajoutez à cela les odeurs, provenant de différentes causes, mais principalement de plats et de ragoûts inédits autant que singuliers, composés par les nombreux restaurants pour les goûts variés de l'Européen, de l'Australien, de l'Américain, de l'Asiatique; seul le prix était uniforme et assez raisonnable. Un repas passable consistant en une soupe, une viande rôtie avec pommes de terre, un morceau de gâteau ou un fruit, le tout arrosé d'une tasse de thé ou de café, valait 2 fr. 50. Les salles à manger offraient de simples bancs de bois blanc, des tables pareilles pas toujours recouvertes d'une nappe ou d'une toile cirée, des services en étain et des femmes pour servir aux tables, car la main-d'œuvre était trop élevée pour y employer des hommes. Généralement les hôtels n'étaient qu'une sorte de garni, à chambres divisées en compartiments en planches brutes, offrant chacun juste l'espace nécessaire à une personne pour y dormir; le plus souvent la literie, consistant en une paire de couvertures de laine, était fournie par le logeur. Vous aviez alors à payer de 2 fr. 50 à 3 francs par nuit; une très petite chambre à un lit, des plus simples, se payait 7 fr. 50 par jour; la vermine, par contre, était gratis et abondante. Les enseignes étaient d'autant plus prétentieuses que l'établissement était d'importance moindre; une foule affairée remplissait les boutiques, restaurants, et surtout faisait queue à la porte du bureau de poste. Car le titulaire, avec l'aide insuffisante qu'il avait à sa disposition, ne pouvait suffire à distribuer assez promptement, au gré du public, les milliers de missives qui, partant de tous les points du monde, s'étaient donné rendez-vous à Skagway. Et l'orthographe! quels outrages commis en son nom, s'étalant sur les enseignes, les bâtiments, les clôtures, les journaux, les circulaires, etc.! Quels noms et quelles professions, quelles réclames et quelles annonces! Le volapük serait nécessairement né de ce chaos linguistique, s'il n'avait été déjà inventé. Il y avait cependant un trait commun pour unir cette masse si disparate d'éléments humains: c'était


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