Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école. Charles DeGuise

Hélika: Memoire d'un vieux maître d'école - Charles DeGuise


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d'une chaumière, elle était plus spacieuse que les autres. Le houblon et quelques vignes sauvages, en la tapissant à l'extérieur, lui donnaient un air de fraîcheur et de bien-être. Des fenêtres l'éclairaient de tous côtés, les unes donnant sur le lac, les autres sur la rivière, Nous connaîtrons plus tard comment le propriétaire avait pu se procurer un tel luxe pour un sauvage, habitant la profondeur des forêts.

      De forts volets garnis de fer avaient été posés pour les protéger du dehors. Par ci par là, un trou ou plutôt une meurtrière était percée. Enfin, on voyait combien Hélika, puisque c'était sa demeure, était jaloux de veiller à la sûreté de ceux qui l'habitaient.

      Les deux autres étaient construites de gros morceaux de bois, superposés les uns aux autres, et encochées à chacune de leurs extrémités pour s'adapter l'un dans l'autre et donner la solidité à cette construction toute primitive. Ce fut vers la première que Baptiste nous conduisit. La chambre d'entrée était spacieuse et parfaitement éclairée. Bien que l'ameublement en fut grossier, il offrait toutefois tout le confort désirable. Quelques fleurs sauvages de diverses familles y étaient cultivées avec le même soin que nous en prenons pour les fleurs exotiques. Des livres aussi étaient disposés sur quelques rayons. Mais ce qui frappa surtout nos regards, ce fut lorsqu'ils tombèrent sur un lit recouvert d'une peau d'ours où gisait un vieillard dont les traits portaient l'empreinte de la mort.

      Cet homme devait être bien vieux. Des rides profondes sillonnaient son front et ses joues en tous sens. Il avait plutôt l'air d'un spectre, aussi n'eut-on pas manqué de le considérer comme tel, si ses yeux noirs et enfoncés dans leur orbite n'eussent conservé un éclat extraordinaire. Ses sourcils étaient épars, son nez aquilin ressemblait au bec d'un oiseau de proie. Son front était haut et fuyant, ses lèvre minces et son menton proéminent, tout annonçait dans la figure de cet homme une indomptable énergie. L'ensemble de cette figure dénotait une si implacable férocité, qu'il eut fait frémir celui qui l'aurait rencontré un soir dans un chemin détourné ou sur la lisière d'un bois. Cependant, au moment où nous l'aperçûmes ses mains étaient jointes sur sa poitrine, ses lèvres s'agitaient et semblaient répéter les paroles d'une prière que monsieur Fameux disait à haute voix.

      Comme contraste, agenouillée auprès du lit, se tenait dans l'attitude de la prière la jeune fille de la veille. Son épaisse chevelure inondait ses épaules et descendait jusqu'à la ceinture. Elle avait le dos tourné vers la porte. C'était bien la taille que nous avions admirée le soir d'avant, elle offrait dans ses contours tout ce que nous avions pu imaginer dans nos rêves de jeune homme de plus gracieux et de plus parfait. Nous étions arrêtés sur le pas de la porte à contempler ce tableau, lorsque le bruit de nos pas la fit se retourner. Jamais de ma vie, je n'ai vu aussi ravissante figure, nous en fûmes tous éblouis, fascinés. Murillo ou Raphaël eussent été heureux d'en faire la portrait et de le présenter comme celui de leur Madone. Une profonde tristesse était empreinte sur ses traits, et les larmes abondantes qui inondaient ses joues rehaussaient encore, s'il était possible, son angélique beauté. En nous apercevant, elle se retira timide et confuse dans un coin de la chambre; mais sur un signe du moribond elle disparut dans l'autre hutte. Celui-ci, après avoir jeté sur nous un regard perçant, et scrutateur, nous dit: "Vous devez avoir besoin, messieurs, de prendre un peu de nourriture et de repos, pendant que moi de mon côté, je vais avec ce saint homme terminer ma paix avec Dieu".

      Une vieille sauvagesse nous conduisit dans la troisième cabane où un repas, composé de gibier et de poisson, nous avait été préparé. On s'était mis en frais pour nous y recevoir, car les lits, de sapin avaient été renouvelés. C'était, nous dit Baptiste, la maison que le père Hélika avait fait construire spécialement pour y exercer l'hospitalité, là, chasseurs canadiens ou sauvages y trouvaient toujours un gîte et la nourriture. Ils restèrent tous deux trois heures en tête à tête, et lorsqu'à l'appel de monsieur Fameux nous entrâmes dans la chambre du mourant, une transformation complète s'était faite sur son visage. Les yeux n'avaient plus rien de farouche ou d'inquiet, des larmes mêmes s'en échappaient. C'était bien encore la même figure énergique mais elle n'avait plus ce cachet de férocité, cet air empreint de trouble et de remords que nous avions d'abord remarqués; elle indiquait plutôt le calme et le recueillement intérieur qui ne paraissaient pas exister auparavant.

      Monsieur Fameux insista pour qu'il prit quelque nourriture. Il le fit pour lui complaire. Le bon prêtre lui parla quelques instants à l'oreille; mais il secoua la tête et reprit tout haut: non Monsieur, c'est en vain que vous voudriez m'en dissuader, ma confession doit être publique; puisse-t-elle être une légère expiation de mes crimes et servir d'exemple à ceux qui se laissent entraîner par la fougue de leurs passions. Un frisson involontaire parcourut les membres des assistants, nous pressentions quelque drame lugubre, sanguinaire peut-être, dont Hélika avait été le héros.

      Nous prîmes donc chacun une place autour de son lit, et c'est ainsi qu'il commença:

       Table des matières

      Plus de quatre-vingts ans ont passé sur ma tête, et la terre dans quelques heures va recouvrir cette masse de boue et de misère qui devrait y être enfouie depuis mon enfance. On ne souffre pas dans le fond du cercueil après la mort; mais devrais-je sentir chacun des vers qui doivent dévorer mon cadavre, dussent-ils m'occasionner les souffrances les plus atroces, je remercierais Dieu de m'infliger des peines aussi légères; car quelques grandes qu'elles fussent, elles ne pourraient vous donner une idée des épouvantables tortures que les remords ont fait endurer à ma conscience depuis de longues bien longues années.

      Dieu est juste, ajouta-t-il, d'un ton pénétré. Il m'a fait entendre sa grande voix dans tous les objets de la nature; oui je l'ai entendue, glacé de terreur depuis au delà de quinze ans dans le frizelis des feuilles comme dans les roulements terribles du tonnerre, je l'ai entendue dans le souffle léger de la brise comme dans les hurlements épouvantables de la tempête; et depuis le brin d'herbe jusqu'au grand chêne des bois; je l'ai vu dans la goutte d'eau dont je me désaltérais jusqu'au fruit savoureux que je voulais goûter. Je l'entendais, je le voyais, je le sentais en moi-même, ce vengeur inexorable des crimes que nous commettons et des souffrances que nous faisons endurer à nos frères de même que je l'ai éprouvé plus tard, sous le fouet du maître et dans les chaînes de l'esclavage.

      En prononçant ces paroles, bien que les membres du vieillard fussent glacés par le froid de la mort, nous voyions cependant un frémissement qui lui parcourait tout le corps. Sans doute qu'il remarqua notre surprise de l'entendre s'exprimer aussi bien, car il ajouta en continuant: Ne soyez pas surpris si je parle un français qui peut vous paraître bien pur pour un habitant des bois, mais j'appartiens à votre race, et c'est à une vengeance diabolique que je dois le triste état dans lequel vous me voyez aujourd'hui.

      Dans mon enfance et ma jeunesse, j'ai vu moi aussi de beaux jours. Si vous saviez comme j'étais heureux lorsque je revenais chaque année dans ma famille pour y passer mes vacances. Nous étions plusieurs compagnons de collège de la même paroisse. Oh! que nous nous en promettions des parties de pêche et de chasse et comme alors nous avions le coeur léger, l'âme pure et tranquille. Il me semble encore voir ma vieille mère, mon père et mes soeurs accourir au-devant de moi, me presser tour à tour dans leurs bras et m'arroser la figure de leurs larmes lorsque je venais déposer A leurs pieds les prix nombreux que j'avais obtenu pour mes succès classiques. Puis le bon vieux curé que nous ne manquions jamais d'aller voir, il nous avait baptisés, fait faire notre première communion; de plus, il nous avait initiés aux premières notions de la langue latine. Il nous considérait donc comme ses enfants et nous recevait avec le plus grand plaisirs et la plus touchante affection. Son presbytère et sa table étaient toujours à notre disposition. Il était aussi fier de nos succès que si nous lui eussions appartenus.

      Nos jours de vacance se passaient en des parties de pêche et de chasse; mes bons parents refusant que je prisse part à leurs travaux crainte que je ne me fatiguasse. Le soir amenait les joyeuses veillées. Nous nous réunissions


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