Les énigmes de l'Univers. Ernst Haeckel
procédant ici encore par comparaison, étudiant avant tout les animaux les plus voisins de l'homme, les singes. Les résultats acquis en expérimentant sur eux étaient directement étendus à l'homme. Galien avait déjà reconnu la haute valeur de l'expérimentation en physiologie; dans ses vivisections de singes, de chiens, de porcs, il avait fait divers essais intéressants. Les vivisections ont été dernièrement l'objet des plus violentes attaques non seulement de la part des gens ignorants et bornés, mais encore de la part des théologiens ennemis de la science, et de personnes à l'âme tendre; mais ce procédé fait partie des méthodes indispensables à l'étude de la vie et il nous a déjà fourni des notions inappréciables sur les questions les plus importantes: ce fait avait déjà été reconnu par Galien, il y a de cela 1700 ans.
Toutes les diverses fonctions du corps étaient par lui ramenées à trois groupes principaux, correspondant aux trois formes de pneuma, de l'esprit de vie ou «spiritus». Le pneuma psychicon—l'âme—a son siège dans le cerveau et les nerfs, il est l'instrument de la pensée, de la sensibilité et de la volonté (mouvement volontaire); le pneuma zoticon—le cœur—accomplit les «fonctions sphygmiques», le battement du cœur, le pouls et la production de chaleur; le pneuma physicon, enfin, logé dans le foie, est la cause des fonctions appelées végétatives, de la nutrition et des échanges de matériaux, de la croissance et de la reproduction. L'auteur insistait, en outre, spécialement sur le renouvellement du sang dans les poumons et exprimait l'espoir qu'on parviendrait un jour à extraire de l'air atmosphérique l'élément qui, par la respiration, pénètre comme pneuma dans le sang. Plus de quinze siècles s'écoulèrent avant que ce pneuma respiratoire,—l'acide carbonique—fût découvert par Lavoisier.
Pour la physiologie de l'homme, comme pour son anatomie, le grandiose système de Galien demeura, pendant le long espace de temps de treize siècles, le codex aureus, la source inattaquable de toute connaissance. L'influence du christianisme, hostile à toute culture, amena ici, comme dans toutes les autres branches des sciences naturelles, d'insurmontables obstacles. Du IIIe au XVIe siècle, on ne rencontre pas un seul chercheur qui ait osé étudier de nouveau par lui-même les fonctions de l'organisme humain et sortir des limites du système de Galien. Ce n'est qu'au XVIe siècle que de modestes essais furent faits dans cette voie, par des médecins et des anatomistes éminents: Paracelse, Servet, Vésale, etc. Mais ce n'est qu'en 1628 que le médecin anglais Harvey publia sa grande découverte de la circulation du sang, démontrant que le cœur est une pompe foulante qui, par la contraction inconsciente et régulière de ses muscles, pousse sans cesse le flot sanguin dans le système clos des vaisseaux veines et capillaires. Non moins importantes furent les recherches d'Harvey sur la génération animale, à la suite desquelles il posa le principe célèbre: «Tout individu vivant se développe aux dépens d'un œuf» (omne vivum ex ovo.)
L'impulsion puissante qu'Harvey avait donnée aux observations et aux recherches physiologiques amena, aux XVIe et XVIIe siècles, un grand nombre de découvertes. Elles furent réunies pour la première fois au milieu du siècle dernier par le savant A. Haller; dans son grand ouvrage, Elementa physiologiae, il établit la valeur propre de cette science, indépendamment de ses rapports avec la médecine pratique. Mais par le fait qu'il admettait comme cause de l'activité nerveuse une «force d'impressionnabilité ou sensibilité» spéciale et pour cause du mouvement musculaire une «excitabilité ou irritabilité» spéciale, Haller préparait le terrain à la doctrine erronée d'une force vitale spéciale (vis vitalis).
Force vitale (vitalisme).—Pendant plus d'un siècle, du milieu du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, cette idée régna dans la médecine (et spécialement dans la physiologie) que, si une partie des phénomènes vitaux se ramenaient à des processus physiques et chimiques, les autres étaient produits par une force spéciale, indépendante de ces processus: la force vitale (vis vitalis). Si différentes que fussent les théories relatives à la nature de cette force et en particulier à son rapport avec l'âme, elles étaient cependant toutes d'accord pour reconnaître que la force vitale est indépendante des forces physico-chimiques de la «matière» ordinaire, et en diffère essentiellement; en tant que force première (archeus) indépendante, manquant à la nature inorganique, la force vitale devait, au contraire, prendre celle-ci à son service. Non seulement l'activité de l'âme elle-même, la sensibilité des nerfs et l'irritabilité des muscles, mais encore le fonctionnement des sens, les phénomènes de reproduction et de développement semblaient si merveilleux, leur cause si énigmatique, qu'on trouvait impossible de les ramener à de simples processus naturels, physiques et chimiques. L'activité de la force vitale étant libre, agissant consciemment et en vue du but, elle aboutit, en philosophie, à une parfaite téléologie; celle-ci parut surtout incontestable après que le grand philosophe «critique» lui-même, Kant, dans sa célèbre critique du jugement téléologique, eût avoué que, sans doute, la compétence de la raison humaine était illimitée quand il s'agissait de l'explication mécanique des phénomènes, mais que les pouvoirs de cette raison expiraient devant les phénomènes de la vie organique; ici, la nécessité s'imposait de recourir à un principe agissant avec finalité, ainsi surnaturel. Il va de soi que, le contraste entre les phénomènes vitaux et les fonctions organiques mécaniques se faisait plus frappant à mesure que progressait pour celles-ci l'explication physico-chimique. La circulation du sang et une partie des phénomènes moteurs pouvaient être ramenés à des processus mécaniques; la respiration et la digestion à des actes chimiques analogues à ceux qui ont lieu dans la nature inorganique; mais la même chose semblait impossible lorsqu'il s'agissait de l'activité merveilleuse des nerfs ou des muscles, comme, en général, de la «vie de l'âme» proprement dite; et d'ailleurs le concours de toutes ces différentes forces, dans la vie de l'individu, ne semblait pas non plus explicable par là. Ainsi se développa un dualisme physiologique complet, une opposition radicale entre la nature inorganique et l'organique, entre les processus vitaux et les mécaniques, entre la force matérielle et la force vitale, entre le corps et l'âme. Au début du XIXe siècle, ce vitalisme a été établi avec de nombreux arguments à l'appui, en France par L. Dumas, par Reil en Allemagne.
Un joli exposé poétique en avait été donné, dès 1795, par Alex. de Humboldt dans son récit du Génie de Rhodes (reproduit avec des remarques critiques dans les Vues de la nature).
Le mécanisme de la vie (physiologie moniste).—Dès la première moitié du XVIIe siècle, le célèbre philosophe Descartes, sous l'influence de Harvey qui venait de découvrir la circulation du sang, avait exprimé l'idée que le corps de l'homme, comme celui des animaux, n'était qu'une machine compliquée, dont les mouvements se produisaient en vertu des mêmes lois mécaniques auxquelles obéissaient les machines artificielles construites par l'homme dans un but déterminé. Il est vrai, Descartes revendiquait pour l'homme seul la complète indépendance de son âme immatérielle et il posait même la sensation subjective, la pensée, comme l'unique chose au monde dont nous ayons immédiatement une connaissance certaine («Cogito, ergo sum!») Pourtant, ce dualisme ne l'empêcha pas de stimuler dans diverses directions la science mécanique des phénomènes vitaux considérés en eux-mêmes. A sa suite, Borelli (1660) expliqua les mouvements du corps, chez les animaux, par des lois toutes mécaniques, tandis que Sylvius essayait de ramener les phénomènes de la digestion et de la respiration à des processus purement chimiques; le premier fonda, en médecine, une école iatromécanique, le second, une école iatrochimique. Mais ces élans de la raison vers une explication naturelle mécanique des phénomènes vitaux, ne trouvèrent pas d'application universelle, et, au cours du XVIIIe siècle, ils furent complètement réprimés à mesure que se développait le vitalisme téléologique. La réputation définitive de celui-ci et le retour au point de vue précédent ne furent accomplis qu'en ce siècle, lorsque, vers 1840, la physiologie comparée moderne s'éleva au rang de science féconde.
Physiologie comparée.—Nos connaissances relatives aux fonctions du corps humain, pas plus que celles relatives à la structure de ce corps, ne furent acquises, à l'origine, par l'observation