Les énigmes de l'Univers. Ernst Haeckel
physiologie comparées. Mais la physiologie comparée proprement dite, qui embrasse tout le domaine des phénomènes vitaux depuis les animaux inférieurs jusqu'à l'homme, ne date que de ce siècle dont elle a été une difficile conquête; son grand fondateur fut Jean Müller (né en 1801 à Berlin, fils d'un cordonnier).
De 1833 à 1858, vingt-cinq années durant, ce biologiste (le plus érudit de notre temps et celui dont les aptitudes furent les plus diverses) déploya à l'Université de Berlin, tant comme professeur que dans ses recherches de savant, une activité qui n'est comparable qu'à celles réunies de Haller et de Cuvier. Presque tous les grands biologistes qui ont enseigné en Allemagne ou exercé quelque influence sur la science pendant ces 60 dernières années, ont été directement ou indirectement les élèves de J. Müller. Parti d'abord de l'anatomie et de la physiologie humaines, celui-ci étendit bientôt ses études comparatives à tous les grands groupes d'animaux supérieurs et inférieurs. Et comme il comparait, en même temps, la structure des animaux disparus avec celle des animaux actuels, les conditions de l'organisme sain avec celles du malade, comme il faisait un effort vraiment philosophique pour synthétiser tous les phénomènes de la vie organique, Müller éleva les sciences biologiques à une hauteur qu'elles n'avaient jamais encore atteinte.
Le fruit le plus précieux de ces études si étendues de Jean Müller, ce fut son Manuel de Physiologie humaine; cet ouvrage classique donnait beaucoup plus que ne promettait son titre: c'est l'ébauche d'une vaste «Biologie comparée». Au point de vue de la valeur de ce qu'il renferme et de la quantité de problèmes qu'il embrasse, ce livre, aujourd'hui encore, est sans rival. En particulier, les méthodes d'observation et d'expérimentation y sont appliquées de façon aussi magistrale que les méthodes d'induction et de déduction. Müller, il est vrai, fut, au début, comme tous les physiologistes de son époque, vitaliste. Seulement, la doctrine régnante de la force vitale prit chez lui une forme spéciale et se transforma graduellement en son exact opposé. Car, dans toutes les branches de la physiologie, Müller s'efforçait d'expliquer les phénomènes vitaux mécaniquement; sa force vitale réformée ne règne pas au-dessus des lois physico-chimiques auxquelles est soumis tout le reste de la nature: elle est étroitement liée à ces lois mêmes; ce n'est rien d'autre, en somme, que la vie elle-même, c'est-à-dire la somme de tous les phénomènes moteurs que nous observons chez les organismes vivants. Ces phénomènes, Müller s'efforçait partout de les expliquer mécaniquement, dans la vie sensorielle, comme dans la vie de l'âme, qu'il s'agît de l'activité musculaire, des phénomènes de la circulation, de la respiration ou de la digestion,—ou qu'il s'agît des phénomènes de reproduction et de développement. Müller provoqua les plus grands progrès en ce que, partout, partant des phénomènes vitaux les plus simples, observables chez les animaux inférieurs, il en suivait pas à pas l'évolution graduelle jusqu'aux formes les plus élevées, jusqu'à l'homme. Ici, sa méthode de comparaison critique, aussi bien en physiologie qu'en anatomie, se trouvait confirmée.
Jean Müller est, en outre, le seul des grands naturalistes qui ait attaché une égale importance aux diverses branches de la science et s'en soit constitué le représentant collectif. Aussitôt après sa mort, le vaste domaine de son enseignement se morcela en quatre provinces, presque toujours rattachées aujourd'hui à quatre chaires différentes (sinon davantage), à savoir: Anatomie humaine et comparée, Anatomie pathologique, Physiologie et Embryologie. On a comparé la division du travail qui s'est effectuée subitement (1858) au sein de cet immense érudition, au morcellement de l'empire autrefois constitué par Alexandre le Grand.
Physiologie cellulaire.—Parmi les nombreux élèves de Jean Müller qui, en partie de son vivant déjà, en partie après sa mort, contribuèrent puissamment aux progrès des diverses branches de la biologie, il faut citer comme l'un des plus heureux (sinon, peut-être, comme le plus important!) Théodore Schwann. Lorsqu'en 1838 le botaniste de génie, Schleiden, reconnut dans la cellule l'organe élémentaire commun à toutes les plantes et démontra que tous les tissus du corps des végétaux étaient composés de cellules, J. Müller entrevit de suite l'immense portée de cette importante découverte; il essaya lui-même de retrouver la même composition dans différents tissus du corps animal, par exemple dans la corde dorsale des Vertébrés, provoquant ainsi son élève Schwann à étendre cette vérification à tous les tissus animaux. Celui-ci résolut heureusement cette tâche difficile dans ses Recherches microscopiques sur l'identité de structure et de développement chez les animaux et les plantes (1839). Ainsi était posée la pierre angulaire de la théorie cellulaire dont l'importance fondamentale, tant pour la physiologie que pour l'anatomie, s'est accrue d'année en année, trouvant toujours une confirmation plus générale.
Que l'activité fonctionnelle de tous les organismes se ramenât à celle de leurs éléments histologiques, aux cellules microscopiques, c'est ce que montrèrent surtout deux autres élèves de J. Müller, le pénétrant physiologiste E. Brücke, de Vienne, et le célèbre histologiste de Würzbourg, Albert Kölliker. Le premier désigna très justement la cellule du nom d'organisme élémentaire et montra en elle, aussi bien dans le corps de l'homme que dans celui des animaux, le seul facteur actuel spontanément productif de la vie. Kölliker s'illustra, non seulement par le progrès qu'il fit faire à l'histologie en général, mais principalement par la preuve qu'il donna que l'œuf des animaux, ainsi que les «sphères de segmentation» qui en proviennent, sont de simples cellules.
Bien que la haute importance de la théorie cellulaire pour tous les problèmes biologiques fût universellement reconnue, cependant la physiologie cellulaire, qui s'est fondée sur elle, ne s'est constituée d'une manière indépendante qu'en ces derniers temps. Ici, il faut reconnaître à Max Verworn, principalement, un double mérite. Dans ses Études psychophysiologiques sur les Protistes (1889), s'appuyant sur d'ingénieuses recherches expérimentales, il a montré que la Théorie de l'âme cellulaire[13], proposée par moi en 1886, trouve une entière justification dans l'étude exacte des Protozoaires unicellulaires et que «les processus psychiques observables dans le groupe des Protistes forment le pont qui relie les phénomènes chimiques de la nature inorganique à la vie de l'âme, chez les animaux supérieurs». Verworn a développé ces vues et les a appuyées sur l'embryologie moderne dans sa Physiologie générale (2e édition, 1897).
Cet ouvrage remarquable nous ramène pour la première fois au point de vue si compréhensif de Jean Müller, au contraire des méthodes étroites et exclusives de ces physiologistes modernes qui croient pouvoir établir la nature des phénomènes vitaux exclusivement au moyen d'expériences physiques et chimiques. Verworn a montré que c'est seulement par la méthode comparative de Müller et par une étude plus approfondie de la physiologie cellulaire, qu'on peut s'élever jusqu'au point de vue qui nous permet d'embrasser d'un regard d'ensemble tout le domaine merveilleux des phénomènes vitaux; par là seulement nous nous convaincrons que les fonctions vitales de l'homme, toutes tant qu'elles sont, obéissent aux mêmes lois physiques et chimiques que celles des autres animaux.
Pathologie cellulaire.—L'importance fondamentale de la théorie cellulaire pour toutes les branches de la biologie a trouvé une confirmation nouvelle dans la seconde moitié du XIXe siècle. Non seulement, en effet, la morphologie et la physiologie ont fait de grandioses progrès, mais encore et surtout nous avons assisté à la complète réforme de cette science biologique qui eut de tous temps la plus grande importance par ses rapports avec la médecine pratique: la Pathologie. L'idée que les maladies de l'homme, comme celles de tous les êtres vivants, sont des phénomènes naturels qui doivent, partant, être étudiés scientifiquement au même titre que les autres fonctions vitales, était déjà une conviction profonde chez beaucoup d'anciens médecins. Au XVIIe siècle même, quelques écoles médicales, celles des Iatrophysiciens et des Iatrochimistes, avaient déjà essayé de ramener les causes des maladies à certaines transformations physiques ou chimiques. Mais le degré très inférieur de développement de la science d'alors empêchait le succès durable de ces légitimes efforts. C'est pourquoi, jusqu'au milieu du XIXe siècle, quelques théories anciennes qui cherchaient l'essence de la maladie dans des causes surnaturelles