Psychopathia Sexualis avec recherches spéciales sur l'inversion sexuelle. R. von Krafft-Ebing
elles me faisaient sentir leur pouvoir. Bientôt je reconnus que je n'étais pas comme les autres hommes; je préférais être seul afin de pouvoir me livrer à mes rêvasseries. Les filles ou femmes réelles m'intéressaient peu dans ma première jeunesse, car je ne voyais guère la possibilité qu'elles puissent jamais agir comme je le désirais. Dans les sentiers solitaires, au milieu des bois, je me flagellais avec les branches tombées des arbres et laissais alors libre cours à mon imagination. Les images de femmes hautaines me causaient de réelles délices, surtout quand ces femmes étaient des reines et portaient des fourrures. Je cherchais de tous côtés les lectures en rapport avec mes idées de prédilection. Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, qui me tombèrent alors sous la main, furent pour moi une grande révélation. J'y ai trouvé la description d'un état qui, dans ses points principaux, ressemblait au mien. Je fus encore plus frappé de retrouver des idées en harmonie avec les miennes, lorsque j'eus appris à connaître les ouvrages de Sacher-Masoch. Je dévorais ces livres avec avidité, bien que les scènes sanguinaires dépassaient souvent mon imagination et me faisaient alors horreur. Toutefois, le désir de réaliser ces scènes ne m'est pas venu, même à l'époque de la puberté. En présence d'une femme, je n'éprouvais aucune émotion sensuelle, tout au plus la vue d'un pied féminin me donnait passagèrement le désir d'en être foulé.
Cette indifférence ne concernait cependant que le domaine purement sensuel. Dans les premières années de ma puberté, je fus souvent pris d'une affection enthousiaste pour des jeunes filles de ma connaissance, affection qui se manifestait avec toutes les extravagances particulières à ces émotions juvéniles. Mais jamais l'idée ne m'est venue de relier le monde de mes idées sensuelles avec ces purs idéals. Je n'avais même pas à repousser une pareille association d'idées, elle ne se présentait jamais. C'est d'autant plus curieux que mes imaginations voluptueuses me paraissaient étranges et irréalisables, mais nullement vilaines ni répréhensibles. Ces rêves aussi étaient pour moi une sorte de poésie; il me restait deux mondes séparés l'un de l'autre: dans l'un, c'était mon cœur ou plutôt ma fantaisie qui s'excitait esthétiquement; dans l'autre, ma force d'imagination s'enflammait par la sensualité. Pendant que mes sentiments «transcendantaux» avaient pour objet une jeune fille bien connue, je me voyais dans d'autres moments aux pieds d'une femme mûre, qui me traitait comme je viens de le décrire plus haut. Mais je n'attribuais jamais ce rôle de tyran à une femme connue. Dans les rêves de mon sommeil, ces deux formes de représentations érotiques apparaissaient tour à tour, mais jamais elles ne se confondaient. Seules les images de la sphère sensuelle ont provoqué des pollutions.
À l'âge de dix-neuf ans, je me laissai conduire par des amis chez des prostituées, bien que, dans mon for intérieur, il me répugnât de les suivre; je le fis par curiosité. Mais je n'éprouvai, chez les prostituées, que de la répugnance et de l'horreur, et je me sauvai aussitôt que je pus sans avoir ressenti la moindre excitation ou émotion sensuelles. Plus tard, je répétai l'essai de ma propre initiative pour voir si je n'étais pas impuissant, car mon premier échec m'affligeait beaucoup. Le résultat fut toujours le même: je n'eus pas la moindre émotion ni érection. Tout d'abord il m'était impossible de considérer une femme en os et en chair comme objet de la satisfaction sensuelle. Ensuite, je ne pouvais renoncer à des états et à des situations qui, in sexualibus, étaient pour moi la chose essentielle, et sur lesquelles je n'aurais, pour rien au monde, dit un mot à qui que ce soit. L'immissio penis à laquelle je devais procéder me paraissait un acte sale et insensé. En second lieu, ce fut une répugnance contre des femmes qui appartenaient à tous et la crainte d'être infecté par elles. Livré à la solitude, ma vie sexuelle continuait comme autrefois. Toutes les fois que les anciennes images de mes imaginations surgissaient, j'avais des érections vigoureuses et presque chaque jour des éjaculations. Je commençais à souffrir de toutes sortes de malaises nerveux, et je me considérais comme impuissant, malgré les vigoureuses érections et les violents désirs qui se manifestaient quand j'étais seul. Malgré cela, je continuais, par intervalles, mes essais avec des prostituées. Avec le temps, je me débarrassai de ma timidité et j'arrivai à vaincre en partie la répugnance que m'inspirait tout contact avec une femme vile et commune.
Mes imaginations ne me suffisaient plus. J'allais maintenant plus souvent chez les prostituées et je me faisais masturber quand je n'avais pu accomplir le coït. Je crus d'abord que j'y trouverais un plaisir plus réel qu'à mes rêveries; au contraire, j'y trouvai un plaisir moins grand. Quand la femme se déshabillait, j'examinais avec attention les pièces de ses vêtements. Le velours et la soie jouaient le premier rôle; mais tout autre objet d'habillement m'attirait aussi, et surtout les contours du corps féminin, tels qu'ils étaient dessinés par le corset et les jupons. Je n'avais, pour le corps nu de la femme, guère d'autre intérêt qu'un intérêt esthétique. Mais, de tout temps, je m'attachai surtout aux bottines à hauts talons et j'y associais toujours l'idée d'être foulé par ces talons ou de baiser le pied en guise d'hommage, etc., etc.
Enfin, je surmontai mes dernières répugnances, et un jour, pour réaliser mes rêves, je me laissai flageller et fouler aux pieds par une prostituée. Ce fut pour moi une grande déception. Cela était, pour mes sentiments, brutal, répugnant et ridicule à la fois. Les coups ne me causèrent que de la douleur, et les autres détails de cette situation, de la répugnance et de la honte. Malgré cela, j'obtins, par des moyens mécaniques, une éjaculation, en même temps qu'à l'aide de mon imagination je transformais la situation réelle en celle que je rêvais. La situation rêvée différait de celle que j'avais créée, surtout par le fait que je m'imaginais une femme qui devait m'infliger des mauvais traitements avec un plaisir égal à celui avec lequel je les recevais d'elle. Toutes mes imaginations sexuelles étaient échafaudées sur l'existence d'un pareil sentiment chez la femme, femme tyrannique et cruelle, à laquelle je devais me soumettre. L'acte qui devait montrer cet état d'esclavage ne m'était que d'une importance secondaire. Ce n'est qu'après ce premier essai, d'une réalisation impossible, que je reconnus nettement quelle était la véritable tendance de mes désirs. En effet, dans mes rêves voluptueux, j'avais souvent fait abstraction de toute représentation de mauvais traitements, et je me bornais à me représenter une femme aimant à donner des ordres, au geste impérieux, à la parole faite pour le commandement, à qui je baisais le pied, ou des choses analogues. Ce n'est qu'alors que je me rendis clairement compte de ce qui m'attirait en réalité. Je reconnus que la flagellation n'était qu'un moyen d'exprimer fortement la situation désirée, mais, qu'en elle-même, la flagellation était sans valeur, me causant plutôt un sentiment désagréable et même douloureux ou répugnant.
Malgré cette déception, je ne renonçai point à essayer de transporter dans la réalité mes représentations érotiques, maintenant que le premier pas dans ce sens avait été fait. Je comptais que mon imagination une fois habituée à la nouvelle réalité, je trouverais les éléments nécessaires pour obtenir des effets plus forts. Je cherchais les femmes qui s'appropriaient le mieux à mon dessein et je les instruisais soigneusement de la comédie compliquée que je voulais leur faire jouer. J'appris en même temps que la voie m'avait été préparée par des prédécesseurs qui avaient les mêmes sentiments que moi. La puissance de ces comédies, pour agir sur mes imaginations et sur ma sensibilité, restait bien problématique. Ces scènes m'ont servi pour me montrer, d'une manière plus vive, quelques détails secondaires de la situation que je désirais; mais, ce qu'elles donnaient de ce côté, elles l'enlevaient en même temps à la chose principale que mon imagination seule, sans le secours d'une duperie grossière et de commande, pouvait me procurer en rêve, d'une manière beaucoup plus facile. Les sensations physiques produites par les mauvais traitements, variaient. Plus l'illusion réussissait, plus je ressentais la douleur comme un plaisir. Ou, pour être plus exact, je considérais alors en mon esprit les mauvais traitements comme des actes symboliques. Il en sortit l'illusion de la situation tant désirée, illusion qui, tout d'abord, s'accompagna d'une sensation de plaisir psychique. Ainsi la perception du caractère douloureux des mauvais traitements a été quelquefois supprimée. Le processus était analogue, mais de beaucoup plus simple, parce qu'il restait sur le terrain psychique, quand je me soumettais à de mauvais traitements moraux, à des humiliations. Ceux-ci aussi s'accentuaient avec la sensation de plaisir, à la condition que je réussisse à me tromper moi-même. Mais cette duperie réussissait rarement bien et jamais