Miss Rovel. Victor Cherbuliez

Miss Rovel - Victor Cherbuliez


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les miracles de Mahomet. Il lui semblait que, pareil au prophète, les pierres et les plantes le saluaient, que, s'il l'eût voulu, il eût mis la lune dans sa manche. Il répétait dans la joie de son coeur le verset du Coran: "Tu posséderas le jardin promis, qu'arrosent des eaux éternellement fraîches, qu'ombragent des arbres éternellement verts. Là tu seras visité par les anges, qui entreront par toutes les portes." Il n'en demandait pas tant; un ange suffisait à son paradis. Il passa la nuit accoudé à sa fenêtre, le regard perdu dans le firmament; il croyait y voir briller les yeux qu'il aimait

      Quelques mois plus tard, il arrivait à Paris, le coeur en proie à cette délicieuse inquiétude qui accompagne les grandes espérances. Il se demandait: "Quel sera son premier mot? aura-t-elle la force de parler? aurai-je celle de rester debout devant elle? n'allons-nous pas mourir de joie l'un et l'autre?" Il arrive, il accourt. Un concierge bourru lui épargna la peine de gravir l'escalier qui menait à son paradis; cet homme cruel lui apprit que Mme de P… était en Italie, qu'elle y faisait son voyage de noces, s'étant remariée quinze jours auparavant à un agent de change sur le retour.

      Le coup fut terrible, il atteignait en plein coeur un homme extrême dans tous ses sentiments, abandonné à sa passion comme un musulman à son destin. Raymond tomba dangereusement malade; pendant six mois, il fut entre la vie et la mort. Cependant la vigueur de sa constitution l'emporta. Il sortit vivant de son lit, mais il n'était plus que l'ombre de lui-même. Mahomet, l'Arabie, ses talents, ses rêves d'avenir et de gloire, il ne ressentait plus pour tout ce qu'il avait aimé ou espéré qu'une profonde et amère indifférence. Il était comme détaché de sa propre vie; le Raymond Ferray qu'il avait connu pendant trente ans lui semblait un étranger qui avait succombé aux suites d'un accident. Impatient d'oublier tout à fait ce mort, il résolut de quitter Paris pour dépayser ses souvenirs, d'aller enterrer dans quelque retraite fermée aux humains sa désespérance et ses colères, qui s'étendaient à toute la race d'Eve et d'Adam; car s'il détestait toutes les femmes, qui ne sont que caprice et mensonge, il ne pouvait pardonner aux hommes de se laisser gouverner par ce méchant et dangereux animal. Il se trouva que, pendant son séjour en Arabie, un de ses oncles, marié à une Genevoise, était mort sans enfants, laissant à son neveu une petite terre située à trois quarts de lieue de Genève. Il s'avisa que cette terre, qui s'appelait l'Ermitage, pouvait bien être son fait. Dès qu'il fut en état de voyager, il se mit en route pour visiter son héritage, qui lui plut. Une jolie maison plantée sur la crête d'un coteau, un jardin, un verger en pente, trois grands saules au milieu d'un pré, dans le bas un petit bois de frênes et de peupliers au bord d'une eau courante,—pouvait-il trouver mieux? S'il avait résolu de s'enterrer, il n'était pas de ces gens à qui tout est égal, et qui, pourvu qu'on ne les secoue pas, s'accommodent d'un enterrement de dernière classe. Il entendait jouir de quelque confort dans son cercueil; il y fut bientôt installé.

      Le prince de Ligne a dit que l'agriculture et la métaphysique sont deux retraites honorables, où, si l'on peut encore être trompé, du moins on ne l'est plus par les hommes. Raymond, qui avait de la facilité pour tout, s'entendit bien vite à cultiver son jardin; il y employait le meilleur de son temps. Le soir, il philosophait. Il avait répudié à jamais ses études favorites, comme si elles eussent été les complices de son infortune; l'arabe et le persan lui étaient également odieux, il rougissait de penser qu'il avait composé jadis dans la langue de Saadi des madrigaux en l'honneur des beaux yeux de Mme de P… Cependant, comme il fallait quelque occupation à un esprit si actif, il conçut le projet de traduire en vers Lucrèce, ce hautain contempteur des dieux et des passions, le plus sombre des grands poètes, le seul qu'il prît encore plaisir à lire. Il en possédait une édition rare, qu'il fît magnifiquement relier. C'était son évangile. Il jugea inutile d'écrire dans la marge comme certain commentateur anglais: "Nota bene, quand j'aurai terminé mon livre sur Lucrèce, il faudra que je me tue." Sortant à peine d'une maladie qui l'avait rudement éprouvé, il aimait à se persuader qu'il en avait dans l'aile, et que sa vie serait plus tôt finie que sa traduction.

      Quelle que fût son aversion pour les femmes, Raymond en avait une avec lui, et il se fût difficilement passé de sa compagnie. Cette femme était Mlle Agathe Ferray, sa soeur. Mince, fluette, presque diaphane, boitant légèrement du pied gauche, la vue basse, les yeux clignotants, le nez pointu, remuant sans cesse les lèvres comme si elle eût marmotté d'éternels orémus ou secrètement conversé avec elle-même, elle avait l'air attentif et inquiet d'une souris occupée à grignoter une pensée. Assurément elle n'était ni belle ni jolie; mais le sourire qui éclairait ce visage éveillé était presque divin,—il exprimait une mansuétude infinie et comme un abîme de bonté. Si Mlle Ferray voulait du bien à toute la création, y compris ses poules et ses chats, elle réservait à son frère le fond de son coeur. Elle avait douze ans de plus que lui et lui avait tenu lieu de mère dans son enfance. Pour ne point le quitter, elle avait refusé dans le temps un parti honorable. Ce frère, qui la rudoyait quelquefois, était sa gloire, son dieu et son roman; elle croyait à son génie, elle lui rendait un culte. Aussi fut-elle navrée de douleur quand il lui annonça sa résolution d'abandonner Paris et de briser sa carrière pour vivre désormais en ermite. Elle avait peine à concevoir que, parce que Mme de P… avait épousé un agent de change, ce fût une raison pour renoncer à tout. Après avoir hasardé quelques timides observations, qui furent mal accueillies, elle se résigna. Elle affecta même d'approuver son frère, d'entrer dans sa querelle avec la vie; toutefois elle se promettait de ramener ce coeur aigri. Elle était optimiste par tempérament; elle tenait,—c'était son mot,—que tout finit par s'arranger, et croyait du meilleur de son âme à une Providence incessamment occupée de débrouiller les cas embrouillés, de raccommoder, de ravauder, de rhabiller, de redresser les affaires et les gens qui clochent. Elle se dit qu'il fallait laisser passer la première fougue d'un désespoir qui lui semblait excessif; pleine de confiance dans l'action bienfaisante du temps, elle tint pour assuré que la raison aurait son jour. En attendant, cette excellente ménagère s'appliquait à rendre la vie agréable à son malade. Elle lui faisait bonne chère, et, faute de mieux, elle l'encourageait à tailler ses rosiers et à traduire Lucrèce. A peine Raymond eut-il passé trois mois à l'Ermitage, elle eut la joie de voir sa santé se raffermir, son humeur s'adoucir, l'âpreté de son chagrin se changer en ce que le fabuliste appelle les sombres plaisirs d'un coeur mélancolique. Il est certain que l'Ermitage était un endroit charmant. Le printemps, un ruisseau, un saule, un rossignol,—c'est à peu près le bonheur pour qui n'y croit plus.

      Si bien qu'on s'y prenne pour vivre en solitaire, il est rare qu'on n'ait quelque voisin. A une portée de fusil au-delà du ruisseau que Raymond aimait à voir courir, s'élevait une maison fort élégante: elle était louée chaque année par son propriétaire à quelqu'un de ces nombreux oiseaux de passage que la belle saison attire à Genève. Cette villa, qu'on nommait la Prairie, était demeurée vide et close pendant plusieurs mois; mais dans les premiers jours d'août elle ouvrit ses portes et ses fenêtres, et une étrangère en prit possession. C'était une Anglaise qui approchait de la quarantaine, et qui s'était rendue célèbre dans tous les pays civilisés par sa beauté miraculeusement conservée, par l'élégance suprême de sa taille, par son port de sultane ou de déesse, et surtout par le nombre et l'éclat de ses aventures, dont quelques-unes avaient été fort bruyantes.

      Lady Rovel n'était point de ces femmes qui se cachent, ou qui composent avec le monde, ou qui disent une chose et en font une autre. Ce que lady Rovel faisait, elle le disait; ce qu'elle disait, elle le faisait. Elle était à sa façon une femme à principes, elle professait ouvertement les siens, et déclarait tout haut que sans aventures la vie serait d'un ennui mortel, qu'elle était venue au monde pour y faire sa volonté et que sa volonté bien arrêtée était de ne point s'ennuyer, qu'au surplus elle ne devait qu'à elle-même compte de ses actions, et que le qu'en-dira-t-on n'en impose qu'aux sots. Quand une Anglaise se décide à jeter son bonnet par-dessus les moulins, elle le lance si haut que la terre entière le voit tomber.

      Lady Rovel avait épousé à seize ans le gouverneur d'une des Antilles anglaises. Ayant constaté après quelques années de mariage que son humeur était absolument incompatible avec celle de l'honorable sir John Rovel, elle avait quitté la Barbade pour revenir en Europe, où elle promenait de capitale en capitale ses cheveux châtains tressés en


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