Miss Rovel. Victor Cherbuliez
dans son petit miroir de poche, doux exercice qu'elle pratiquait au milieu même de ses plus graves préoccupations. Mlle Ferray mit fin à ce débat en déclarant qu'elle prenait tout sur elle, qu'elle assumait toutes les responsabilités, qu'elle se chargeait de toutes les explications, bref qu'elle se faisait fort d'obtenir le pardon de Meg. "Accompagnez-nous à l'Ermitage, ma chère enfant, lui dit-elle. Je vous ramènerai ici tout à l'heure, et si votre mère veut absolument punir quelqu'un, c'est moi qui passerai la nuit dans l'armoire.
—Tôpe! cela me va, s'écria Meg en lui jetant familièrement le bras autour de la taille; mais jurez-moi que, quand je serai chez vous, monsieur votre frère ne me mangera pas."
Mlle Ferray la menaça du doigt; elle n'admettait pas qu'on parlât jamais légèrement ni du bon Dieu, ni de M. Raymond Ferray. Puis se penchant à son oreille: "Rassurez-vous, lui dit-elle, ses yeux sont plus grands que sa bouche."—Et aussitôt que Meg eut mis son chapeau, elle l'emmena à l'Ermitage. Chemin faisant, elle lui fit beaucoup de questions, accompagnées de beaucoup de caresses, que Meg recevait d'un air dégagé, en princesse qui connaît sa naissance et son mérite, et se flatte d'avoir droit à toutes les prévenances.
Mlle Ferray avait ceci de rare chez les personnes disgraciées par la nature, qu'elle adorait la beauté partout où elle la trouvait, dans une jolie femme comme dans une jolie plante. La beauté est une harmonie, et Mlle Ferray avait une belle et bonne âme qui éprouvait le besoin de croire que tout est harmonieux dans ce monde, qu'il a été créé par un grand musicien, lequel fait cheminer les astres et tourner la terre au son de son violon, et ne se permet les dissonances que pour préparer et faire valoir l'accord final. Si Mlle Ferray avait eu la tête métaphysique, elle se serait fait à elle-même de longs raisonnements pour se convaincre que les désordres apparents de la nature et de la vie contribuent à l'ordre universel. Une rose dans sa fraîcheur et les grâces d'un jeune sourire la dispensaient de raisonner; en les contemplant, elle tenait pour prouvé que le musicien existe; elle croyait entendre son violon, et se sentait heureuse de vivre. Tel était le catéchisme de Mlle Ferray, qui paraîtra peut-être insuffisant aux consciences rigoristes et aux esprits dogmatiques; mais en matière de dogme chacun prend ce qui lui convient,—chacun, comme le disait la princesse Palatine, se fait son petit religion à part soi, et la première des impertinences est de prétendre imposer la sienne aux autres. Il parut à Mlle Ferray que, de toutes les preuves de l'existence de Dieu, la plus frappante était Meg. Elle admirait les contours de son visage, que Lawrence aurait voulu peindre, ses grands yeux rayonnants, le frémissement de ses narines qui humaient la vie, ses cheveux blonds flottant librement sur ses épaules, la clarté et la franchise de son regard, sa voix pleine, étoffée, semblable au chant du merle dans les bois. Elle ne se lassait pas de l'examiner, et se disait: "Si on me chargeait d'élever cette petite, son âme serait un jour aussi belle que son visage."
De son côté, Meg se sentait portée à prendre en amitié Mlle Ferray. Rien n'est plus égoïste que l'amitié des enfants, et rien n'est plus clairvoyant que leur égoïsme. Ils ont bientôt fait de tâter le pouls aux personnes qui les entourent, de savoir ce qu'ils en peuvent attendre. Leur jeune et ardente volonté ne voit en nous, tant que nous sommes, que des obstacles ou des jouets. Meg n'avait pas fait cinquante pas à côté de Mlle Ferray, qu'elle se dit: "Cette chère demoiselle est une vraie bête du bon Dieu à qui je ferai faire tout ce que je voudrai; c'est une de ces bontés qui permettent qu'on abuse d'elles." Or le seul plaisir des enfants est d'abuser.
Tout à coup elle s'écria: "Voilà l'ennemi!" Elle venait d'apercevoir, s'avançant à sa rencontre, lady Rovel, montée sur une haquenée blanche, et qu'escortait à son ordinaire un brillant état-major international. Lady Rovel avait la vue perçante; du plus loin, elle reconnut Meg, et fut frappée d'étonnement. Il lui ressouvint aussitôt qu'elle possédait une armoire et une fille, et qu'en partant pour la promenade elle avait enfermé sa fille dans son armoire. Comment s'y était-elle prise pour en sortir? Cette question l'intéressait. Meg se dissimulait de son mieux derrière sa nouvelle amie, laquelle continuait d'avancer avec l'intrépidité des myopes, qui ne s'avisent du danger que lorsqu'ils ont mis le nez dessus. L'instant d'après, elle faillit donner de la tête contre le museau d'une cavale blanche qui lui barrait le passage. Une voix lui cria: "Si je ne suis pas trop indiscrète, mademoiselle, où donc emmenez-vous ma fille?"
L'aigreur de cette voix fit tressaillir Mlle Ferray; mais la charité ne se déconcerte pas facilement. Elle braqua ses petits yeux clignotants sur lady Rovel, et lui expliqua que les cris de Meg avaient touché ses entrailles, la priant d'excuser son audacieuse intervention: "Je ne vous rendrai cette belle enfant, madame, ajouta-t-elle de sa voix la plus caressante, qu'après que vous m'aurez promis de nous pardonner à toutes les deux."
Lady Rovel l'avait d'abord écoutée d'un air sévère; mais une idée lui vint,—elle en avait beaucoup, comme le disait Meg. Elle découvrit soudain que Mlle Ferray était la solution providentielle d'un petit problème qui la tracassait depuis une heure, et ce fut avec un sourire de bienveillance qu'elle lui dit: "Vous avez l'âme tendre, mademoiselle?
—C'est un reproche qu'on m'a souvent fait, madame.
—Et vous aimez les enfants?
—Passionnément.
—Autant que vos roses?
—Bien davantage, s'il est possible.
—J'en suis charmée," s'écria lady Rovel; puis rendant la bride à sa monture, elle fut se planter en face de Raymond, qui demeurait immobile à cent pas en arrière. Depuis le matin, il roulait dans sa tête la traduction d'un passage épineux du De rerum natura. Il venait d'en trouver deux vers, et, de peur de les laisser échapper, il s'était arrêté pour les écrire sur son calepin.
"Ai-je rêvé, monsieur, lui dit lady Rovel, que vous êtes venu ce matin chez moi, ému d'une noble fureur, me déclarer que ma fille, miss Rovel, était un monstre?
—Si ce ne sont les termes, c'était bien le sens, répondit-il froidement, le nez collé sur ses tablettes.
—Je croyais aussi que vous m'aviez priée de lui infliger un châtiment digne de tous ses forfaits.
—C'est vrai, madame.
—Qui a mis l'oiseau en liberté?
—C'est moi, madame; mais ce n'est pas que je lui veuille le moindre bien. Mademoiselle votre fille a une façon insupportable de crier, et je vous conjure à l'avenir de ne plus l'oublier au fond d'un buffet.
—Oui ou non, monsieur, reprit-elle, m'avez-vous déclaré ce matin du ton le plus décisif que charbonnier est maître chez lui?
—Je crois m'en souvenir, madame.
—Ma fille et mes armoires sont-elles à moi?
—Assurément, madame.
—Monsieur, le premier devoir d'un homme qui se respecte n'est-il pas d'avoir un peu de suite dans les idées?
—J'y ai renoncé depuis longtemps, madame. Dans un monde de fous, malheur à qui se pique d'être toujours raisonnable." Et il se remit à écrire.
—This man, s'écria lady Rovel, is the most insupportable of all the cold-blooded animals!
—Ce qui signifie, madame, que je suis le plus insupportable de tous les animaux à sang froid. Vous oubliez toujours que je sais les langues étrangères.
—Meg! cria du haut de sa bête lady Rovel, je vous permets d'accompagner M. Ferray chez lui. Tâchez de profiter de sa conversation, qui est aussi instructive qu'agréable."
A ces mots, elle partit au galop; son état-major la suivit et disparut bientôt dans un tourbillon de poussière. Meg, qui pendant cet entretien s'était tenue blottie dans les jupes de Mlle Ferray, la prit par la main et se mit à courir avec elle du côté de l'Ermitage, en lui disant: "Ma bonne demoiselle, vous me donnerez l'hospitalité pendant deux heures; c'est juste le temps qu'il faut à maman pour oublier ses colères."
Les enfants proposent, et Dieu dispose. Meg, une heure plus tard,