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Miss Rovel. Victor Cherbuliez
précédé de la négresse. Elle tenait à la main une lettre qu'elle remit à Mlle Ferray. Cette lettre, écrite à la diable, et dont les pattes de mouche montaient de la cave au grenier, était ainsi conçue:
"Mademoiselle, on m'a proposé tantôt de partir dès ce soir pour l'Engadine, le temps étant propice, et d'aller faire l'ascension du Bernina et de quelques autres cimes où l'on assure qu'aucune femme n'est jamais montée et ne montera jamais, surtout dans cette saison. Meg est un grand empêchement à ce beau projet. Les enfants sont comme les bagages dans les armées; le jour de la bataille, il est bon qu'un soldat n'ait que son havre-sac sur le dos. Vous m'avouerez que je ne puis mener Meg au sommet du Bernina. Si je tombe dans un précipice, j'y veux tomber seule. Il m'a paru que vous aviez quelque amitié pour elle, et je ne fais aucun doute que vous ne consentiez à la garder chez vous jusqu'à mon retour. Je suis vraiment heureuse de la confier à vos bons soins. Il m'a paru aussi que monsieur votre frère s'intéressait beaucoup à l'éducation des enfants. Il s'est plaint que j'élevais mal ma fille. Je lui serai fort reconnaissante de vouloir bien retoucher mon ouvrage, et je suis sûre que Meg profitera beaucoup dans la société d'un homme si distingué,—quoique, à mon avis, il manque un peu de suite dans les idées, mais on n'est pas tenu d'être parfait. Il est bien entendu que vous avez le droit de me faire vos conditions; j'y souscris d'avance, et nous réglerons tout à mon retour comme il vous plaira. Mon absence durera probablement quinze jours ou plus longtemps, car je ne veux tromper personne, et je dois vous confesser qu'il y a quelques années, étant partie de Paris à huit heures précises du matin pour aller passer l'après-midi à Fontainebleau, j'ai poussé jusqu'à Madrid, d'où je ne suis revenue qu'au bout d'un an. Comme il faut tout prévoir, les précipices et les avalanches, s'il m'arrivait malheur sur le Bernina, veuillez écrire à l'honorable sir John Rovel, gouverneur-général de la Barbade et autres petites Antilles. Il vous indiquerait ce que vous devez faire de Meg. Votre très-reconnaissante lady Aurora Rovel. "
Il y avait beaucoup de parenthèses dans les lettres de lady Rovel; il y en avait beaucoup aussi dans son esprit et dans sa conduite, et, à vrai dire, ce qui lui plaisait le plus en ce monde, c'étaient les parenthèses. On les ouvre, on les ferme, et on reprend sa phrase ou son projet, comme si rien ne s'était passé. Aussi faisait-elle bien de compter avec les futurs contingents, non qu'on pût craindre qu'il lui arrivât malheur dans ses ascensions. Elle avait le pied sûr, une tête à l'abri de tous les vertiges; mais il pouvait se faire qu'elle rencontrât au sommet du Bernina l'homme idéal, et qu'en redescendant elle partît avec lui pour Saint-Pétersbourg ou Constantinople.
En lisant sa prose, Mlle Ferray devint rouge de plaisir; jamais elle n'avait cru plus dévotement à sa chère Providence, qu'elle aimait à voir partout, avec qui elle causait sans cesse, qui lui faisait quelquefois attendre ses réponses, mais finissait toujours par parler. Depuis une heure qu'elle connaissait Meg, elle avait dit cent fois in petto:—O Providence, si vous ne vous en mêlez, que deviendra cette blonde aux yeux noirs? O Providence, que je vous saurais gré de me la donner! J'aurais le plaisir de la regarder, le plaisir plus grand encore de l'élever; ce serait pour moi une douce occupation, et pour elle le salut et le bonheur.—A tes souhaits! je te la donne, venait de lui dire la Providence, qui cette fois avait répondu courrier par courrier.
Mlle Ferray embrassa Meg sur les deux joues. Elle lui tendit la lettre, la pria de lire à son tour. Meg lut deux fois; elle pâlit, fut prise d'un tremblement nerveux, et ramassant son chapeau de paille, dont elle avait coiffé un échalas, elle se mit à courir à toutes jambes pour aller retrouver sa mère, qu'elle aimait, qu'elle admirait beaucoup plus encore qu'elle ne la craignait. Paméla eut grand'peine à la rattraper. Elle lui expliqua que c'en était fait, que trois quarts d'heure avaient suffi à lady Rovel pour faire ses paquets, payer les gages de ses gens, les mettre à la porte, fermer la maison, et s'en aller prendre le train. Meg s'arracha les cheveux; elle était inconsolable. Tout à coup il lui vint une idée de traverse. "Si je reste avec vous, dit-elle à Mlle Ferray, me permettrez-vous de porter des robes longues?"
Mlle Ferray lui en donna sa parole la plus sacrée, l'assurant qu'une de ces robes serait à queue. Meg demeura un instant pensive, le nez en l'air, contemplant les nuages; elle y aperçut sans doute une grande jupe à traîne qu'elle avait cent fois enviée à sa mère. Le ciel, qu'elle interrogeait, lui déclara qu'effectivement la plus grande félicité de ce monde est de porter des robes longues. Elle s'écria: "En ce cas, c'est une autre affaire!" Et aussitôt, elle essuya ses pleurs, reprit sa gaîté et son arrosoir, et, le tenant à la main, fit deux fois à cloche-pied le tour d'une plate-bande.
Ce n'était pas tout pour Mlle Ferray d'avoir convaincu Meg, il s'agissait d'aller trouver son maître et seigneur et de lui conter l'incident. Certaine d'essuyer une bourrasque, elle cargua toutes ses voiles, et ce fut l'air penaud, le visage long d'une aune, qu'elle pénétra dans le cabinet de travail de Raymond, l'avertissant par manière de préambule qu'elle venait lui annoncer la plus fâcheuse, la plus déplorable, la plus sinistre des nouvelles. Il ne tenait qu'à lui de croire que son banquier était en fuite, ou que l'Ermitage allait être englouti par un tremblement de terre. Après lui avoir laissé le temps de passer en revue tous les désastres possibles, elle lui présenta la lettre de lady Rovel. Malgré cette habile préparation, Raymond fit un formidable haut-le-corps: "Ah! par exemple, s'écria-t-il, l'invention est admirable, et voilà une facétie assez bouffonne! Prend-on ma maison pour un hospice d'enfants trouvés? Qu'on renvoie sur-le-champ cette demoiselle à sa mère!"
Mlle Ferray lui répondit que telle avait été sa première pensée, mais que lady Rovel était partie, qu'on ne savait quel chemin elle avait pris.
"Il y a une chose encore plus certaine, reprit-il en frappant du poing sur la table, c'est que cette péronnelle ne restera pas ici une heure de plus. Qu'on les remmène brouter dans leur Prairie, elle et sa négresse!"
Mlle Ferray allégua que telle avait été sa seconde pensée, mais que lady Rovel avait eu soin de fermer sa maison et d'en emporter les clés.
"Que le diable l'emporte elle-même! Ma chère, mets bien vite ton chapeau, et, puisque Meg il y a, conduis Meg dans le premier pensionnat venu.
—Voilà qui est bien trouvé!" s'écria Mlle Ferray.
Elle s'achemina vers la porte; puis, revenant sur ses pas: "Mon bon frère, dit-elle, il faut tout prévoir. Si c'est nous qui mettons cette maudite fillette dans un pensionnat, nous en demeurons responsables, et si, comme je n'en doute pas, elle s'évadait un beau matin, ce serait à nous de courir après elle. Ne penses-tu pas que mieux vaut encore la garder ici? Dans quinze jours, sa mère viendra la reprendre.
—Dans quinze jours, ou dans quinze mois, ou dans quinze ans, répliqua-t-il avec colère. Sur quoi peut-on compter avec un hurluberlu de cette espèce? Et qui sait si cette triple folle n'a pas jugé à propos de nous faire cadeau de sa fille pour la vie? Qu'on aille sans plus tarder me chercher une voiture, je saurai bien retrouver cette tendre mère, fût-ce au sommet du Bernina, et lui restituer son bien.
—Reste à savoir si c'est au Bernina qu'elle compte aller, répondit doucement Mlle Ferray; sûrement elle a voulu nous dérouter. Tu l'as bien jugée, Raymond, c'est une triple folle, et il est possible qu'avant quelques heures elle se soit embarquée pour la Chine. Je craindrais vraiment que tu ne te dérangeasses inutilement, que tu ne perdisses tes peines et tes pas.
—Fort bien, je renonce à me mettre à sa poursuite; mais sa fille passera la nuit à la belle étoile. Aurais-tu par hasard, Agathe, la prétention de me faire adopter cette adorable enfant?
—Quelle énormité! répondit-elle. Comment peux-tu croire… Mais j'y pense, elle a un père, cette pauvre petite, et c'est à lui de disposer d'elle. Écrivons-lui. Le mal est qu'il demeure un peu loin; mais enfin dans quelques semaines nous aurons sa réponse, et quelques semaines sont bientôt passées."
Après s'être récrié contre cette proposition, après avoir tempêté de plus belle, ne trouvant rien de mieux et sur les assurances formelles qui lui furent données par sa soeur que durant son court séjour à l'Ermitage Meg serait exclusivement sous sa garde, qu'elle la cacherait sous sa jupe, qu'il n'en entendrait jamais parler, il finit par se rendre