Jacquine Vanesse. Victor Cherbuliez
dire que je périssais d'ennui; je veux être franc, madame, je ne m'ennuie pas.»
Voilà ce que le jeune, brillant et déjà célèbre compositeur Valery Saintis écrivait le 23 août 189... à la comtesse de R..., qui cette année avait cherché en vain à l'attirer dans sa villa de Trouville, où l'été d'avant il avait fait un long séjour. La maison était pleine, et cependant sa place restait vide. Ce grand musicien était un merveilleux pianiste, d'une prodigieuse mémoire, et si l'envie lui en venait, un improvisateur incomparable, grande ressource pour les jours de pluie, sans compter que l'homme était un charmeur. Sa figure sans traits, d'un dessin plus agréable que correct, semblait comme inachevée et avait le mystère d'une esquisse, mais d'une esquisse de maître. Ses cheveux d'un blond doré, sa bouche grasse et sensuelle, son front large, puissant, où se jouait un rayon, ses yeux d'un bleu dur, qui s'adoucissaient subitement, la mousse pétillante de folie qu'il avait parfois dans le regard, le signalaient à l'attention. Sa voix chaude, sa parole vibrante, les séductions de son sourire lui avaient valu de glorieux triomphes. Il avait reçu de la nature le don de croire et de persuader, et quoiqu'il se passât plus de choses dans son imagination que dans son cœur, on s'y trompait et il s'y trompait lui-même.
Les hommes le goûtaient peu; ils le soupçonnaient vaguement de les mépriser. C'était une fausse apparence, il n'était ni fat ni malveillant. Il avait une haute idée de lui-même; mais son orgueil débonnaire se consolait facilement des victoires d'autrui; les siennes lui suffisaient, et, se jugeant hors de pair, les comparaisons chagrines n'empoisonnaient point sa vie. L'attaquait-on, la riposte était vive, mais il mêlait toujours quelque grâce à ses impertinences. Quand son amour-propre n'était pas en jeu, il était bon prince, serviable, généreux, obligeant; il savait se déranger, et il tenait ses promesses. Son amitié n'était point un de ces figuiers stériles que le Christ condamnait au feu.
Si les hommes se défiaient de lui, les femmes lui faisaient fête, lui prodiguaient les attentions, les avances, les paroles flatteuses. Il savourait ce nectar; il ne détestait pas la cajolerie, mais il ne s'en contentait point; en matière de sentiment, il cherchait le réel, le solide. Il avait de fougueux désirs, et dès que ses fougues le prenaient, il devenait entreprenant, audacieux jusqu'à la témérité. Il s'était acquis la réputation d'un homme dangereux, et les femmes les plus résolues à résister ne sont pas fâchées d'avoir à se défendre.
Mme de R..., désolée que par un inconcevable caprice il ne se fût pas rendu à ses pressants appels, s'était demandé quelle était la raison secrète, l'aventure de cœur qui retenait dans une solitude, dans un désert, cet homme si répandu et si sociable, car les belles dames sont disposées à croire que les endroits où elles ne sont pas sont des déserts. Elle était allée aux renseignements, et soit hasard, soit divination, elle avait rencontré juste dans ses conjectures. La lettre qui fut lue ce soir-là, à haute voix, devant une nombreuse assistance, leva ses derniers doutes. Chacun la commenta, dit son mot. On décida d'un commun accord que M. Saintis était éperdument amoureux de Mme Sauvigny, que c'était là le charme mystérieux qui le retenait prisonnier en Seine-et-Marne, et la cause de son mauvais vouloir contre le fameux docteur Oserel.
On n'était pas content de lui, on se vengea de cet infidèle en discutant son talent.
«Qu'il en ait beaucoup, dit un membre de l'Académie des Beaux-Arts, personne n'en doute. Donnera-t-il jamais tout ce qu'il est capable de donner? C'est une autre question. La vie lui a été trop facile. Il avait des rentes, une santé imperturbable, l'humeur folâtre, le vin gai et le ferme désir de se rendre heureux, sans trop regarder aux moyens. Il n'a pas contracté l'habitude des grands efforts, de ces tourments volontaires qui sont le secret du génie: c'est la souffrance qui nous révèle à nous-mêmes. Les enfants ne font pas leurs dents sans souffrir, et les oiseaux sont malades pendant la mue. L'existence des vrais artistes a sa crise inévitable, douloureuse, qui les perd ou qui les sauve. Ils se sont mis en règle avec le passé, ils ont appris les traditions et le métier, il leur reste à se chercher et à se trouver. Dressés, façonnés par un maître, ils furent quelque temps de serviles imitateurs: il faut avoir servi pour mériter d'être libre, il faut s'être donné pour avoir le droit de s'appartenir. Raphaël et Van Dyck, Mozart et Beethoven ont parlé une langue apprise avant de trouver la leur. Tout véritable artiste est un esclave affranchi. Je crains que Valery Saintis ne s'affranchisse jamais qu'à moitié de la servitude étrangère. On ne peut dire qu'il ait eu un maître, il en eut vingt, qu'il admirait tous, sans en préférer aucun. Tant d'équité faisait honneur à la rectitude de son jugement; mais il est bon qu'un jeune homme, à l'âge des déraisons, ait été résolument, passionnément injuste, qu'avant de dire: «J'aime Platon, j'aime encore «mieux la vérité», il ait commencé par sacrifier la vérité à Platon. Ce beau papillon a coqueté avec toutes les fleurs. Il sait ses classiques par cœur, et le piano que voici m'est témoin qu'il rend les styles les plus divers avec une égale perfection. Je crains vraiment qu'il n'ait trop de souplesse et trop de mémoire, et je le soupçonne de prendre quelquefois des réminiscences pour des inspirations. On a dit d'un célèbre jacobin qu'il avait une facilité meurtrière à revêtir la nature d'autrui. Notre ami Saintis a une facilité excessive à s'approprier les procédés et le génie des autres. Le jour viendra-t-il où, dégorgeant ses souvenirs d'érudit, il sera tout à fait lui-même, pleinement et sans mélange? Je le souhaite pour sa gloire et pour notre bonheur.»
Mme de R... le regarda de travers; elle n'admettait pas qu'on touchât à son Saintis, dont elle adorait le talent. Elle n'eut garde de relever les assertions blasphématoires de ce censeur hargneux et disert. Les femmes ne discutent point; mais, après qu'on a tout dit, elles répètent, comme Galilée: E pur si muove!
«Cette femme, qui se croit ordinaire, nous l'a pris, dit-elle avec mélancolie, en froissant la lettre dans sa main; il est perdu pour nous.
—Et soyons de bonne foi, nous aurons peine à le remplacer», dit la baronne de B.....
Il y avait parmi les hôtes de la comtesse un juge d'instruction, beau parleur, grand conteur d'anecdotes, à la mine fringante, à l'esprit pincé. Il était seul à ne point s'affliger de la désertion de l'infidèle, qui, l'année précédente, lui avait causé des chagrins, en le condamnant à ne jouer que les seconds rôles. Il ne faut jamais deux coqs dans un poulailler.
«C'est votre faute, mesdames, dit-il avec un peu d'aigreur, vous l'avez trop gâté. S'il néglige ses devoirs et ne suit que sa fantaisie, vous devez vous en prendre à vous. Mais vous pouvez vous rassurer, il vous reviendra. Mme Sauvigny me paraît être une de ces places qu'on n'emporte pas d'emblée; pour peu que le siège traîne, il se rebutera; à sa manière, comme le docteur Oserel, il appartient à l'école du fa presto. Soyez certaines que vous le reverrez avant peu, et surtout ne craignez pas qu'il vous fasse l'affront d'épouser telle veuve dont le sourire a vingt ans. Il aimerait mieux se pendre que de renoncer à sa vie de garçon. Vous la lui rendez si douce! Vous l'étouffez sous les roses.»
La semaine d'après, M. Valery Saintis recevait de Trouville un billet très court, ainsi conçu: «Vous êtes un ingrat, et si je m'en croyais, je ne vous reverrais de ma vie». Cette menace ne l'émut point. Il descendit dans son jardin, contempla ses pruniers, couverts de reines-Claude aussi dorées que ses cheveux. Il en mangea, en se disant:
«Cette chère comtesse ne s'en croira pas; je la reverrai quand il me plaira de la revoir.»
Dans ce moment, à trois kilomètres de là, le docteur Oserel venait d'achever une hystérectomie, qui lui avait donné quelque souci. Il appréhendait des complications; il craignait aussi que le sujet ne fût rebelle au chloroforme, et il avait exigé que ce fût Mme Sauvigny qui l'endormît. Tout avait marché à souhait; ils étaient heureux l'un et l'autre. Il avait allumé une cigarette, et on assure que la première cigarette que fume un opérateur, après s'être lavé les mains, a une saveur exquise. De son côté, elle était aussi contente qu'on l'est d'habitude quand on s'est acquitté d'une corvée, tiré à sa gloire d'une affaire désagréable qui vous faisait peur: rien n'est plus propre à rafraîchir le sang.
Dès qu'il eut fini sa cigarette, elle emmena le docteur déjeuner au Chalet. Jusqu'au dessert, il lui expliqua savamment