Jacquine Vanesse. Victor Cherbuliez

Jacquine Vanesse - Victor Cherbuliez


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      «Qu'avez-vous à répondre? reprit-il.

      —Beaucoup de choses. Et d'abord, vous ne savez pas, mon bon monsieur, que M. Saintis a été mon ami d'enfance, que nous sommes nés tous deux au Sentier, lui dans les soieries, le demi-gros, le rassortiment, moi dans les tissus, dans le gros, que nos familles étaient intimement liées, que je ne vais jamais à Paris sans passer au moins une demi-journée avec sa sœur, Mme Leyrol. Autre détail: avant d'acheter son château, mon père louait une villa à Louvecienne, et le petit Valery Saintis y a fait de nombreux séjours. Nous allions ensemble à la maraude; nous avons croqué tête à tête des pommes vertes, clandestinement cueillies chez le voisin, ce qui leur donnait un goût particulier. Ce sont là des complicités qui unissent deux cœurs à jamais. Je l'appelais mon petit Valery, il m'appelait Lolotte.

      —Et vous appelle-t-il encore Lolotte?

      —Non, le respect est venu. Pendant que je devenais respectable, il a fait un chemin fort brillant dans le monde, et, j'en conviens, je me sens flattée d'être l'amie d'un homme célèbre; si vous-même vous l'étiez moins, peut-être me seriez-vous plus indifférent; les femmes sont si vaniteuses! Mais ce qui me touche plus encore que sa renommée, c'est son talent. Je ne suis pas comme vous; sans être musicienne, j'aime passionnément la musique; elle me détend, me délasse. À peine M. Saintis s'est-il assis devant mon piano et laisse-t-il courir ses doigts sur le clavier, mes fatigues, mes soucis s'évanouissent; nous en avons tous et nous sommes heureux de les oublier. En l'écoutant, il me semble que la vie est une histoire qui finit bien.

      —Est-ce là vraiment tout ce qui se passe entre vous? Allez, madame, on n'en fait pas accroire à un vieux médecin. Avouez que cet homme de génie se complaît à dévider devant vous son écheveau très compliqué, qu'il vous conte avec une joie secrète ses nombreux péchés, que vous ne perdez pas un mot de ce qu'il vous dit, que son cas vous paraît intéressant, que vous lui prodiguez les sages conseils, que vous vous êtes promis de le convertir, qu'il feint une contrition qu'il ne ressentira jamais, que vous lui imposez de douces pénitences, et qu'il n'a pas besoin de les accomplir pour que vous lui donniez l'absolution. Selon moi, le grand tort de la morale chrétienne est de glorifier le repentir; le vrai repentir, madame, est aussi rare que l'oiseau bleu.... Ai-je deviné juste? Est-il vrai que depuis trois mois que votre ami d'enfance est venu planter sa tente dans ce pays, vous vous livrez souvent à ces savoureux et périlleux entretiens, qui remplacent avec avantage les pommes vertes d'autrefois? J'envie son sort; heureux les pécheurs qui se confessent à vous!

      —Quand on est un homme de science, reprit-elle, d'un ton grave, on doit se piquer d'être exact. M. Saintis n'est dans ce pays que depuis six semaines, et vous savez que je suis très occupée, qu'on me dérange à tout moment, qu'il n'est pas toujours facile de s'entretenir seul à seule avec moi.... Au surplus, docteur, est-il défendu aux femmes d'avoir, comme vous autres, leurs secrets professionnels?»

      Il se leva brusquement et n'attendit pas d'être à la porte pour se coiffer de son chapeau à grands bords.

      «Eh! parbleu, de quoi vais-je me mêler? Sont-ce là mes affaires? Pardonnez, madame, son indiscrétion à un vieux radoteur, qui retourne voir ses opérées, moins intéressantes à coup sûr qu'un grand musicien qui s'amusa beaucoup.»

      À ces mots, il partit sans lui avoir donné la main; cela arrivait quelquefois. Elle releva une mèche de ses cheveux châtains qui s'égarait souvent sur son front, s'accouda sur l'appui de la fenêtre, et comme il traversait la terrasse, avançant la tête:

      «Docteur, mon bon docteur, lui cria-t-elle, je ne suis ni admirable, ni étonnante.»

      Il ne répondit point; il se contenta de hausser deux fois de pitié ses larges et puissantes épaules, et doubla le pas.

      N'ayant jamais été amoureux, il dépensait son fonds de jalousie innée dans ses amitiés, qui étaient ses romans; c'est ainsi qu'il payait son tribut à l'humaine faiblesse. Il avait chagriné Mme Charlotte Sauvigny, qui aurait voulu que ses amis s'aimassent comme elle les aimait; elle leur en demandait trop, et puis, s'ils se jalousaient, elle y était, malgré elle, pour quelque chose: nature contenue, réservée, discrète, ses moindres attentions avaient beaucoup de prix; il était naturel qu'on se les disputât.

       Table des matières

      Si, quelques mois auparavant, on avait annoncé à M. Saintis que, plantant là ses belles amies, il irait s'installer dans un lieu solitaire, en pleins champs, au bord d'une route où il passait plus de voitures de roulier et de chariots de foin que d'équipages; que, pendant toute une saison ou mieux encore durant toute une année, il ne quitterait que de loin en loin et pour affaires pressantes sa thébaïde si cruellement tranquille; qu'il y serait pauvrement logé, qu'il habiterait une maison de paysan, sans autre société quotidienne que celle de son valet de chambre, d'une cuisinière louée dans le pays, d'un grand tilleul, de deux pruniers, de quelques groseilliers à maquereau, de cinq ou six poules, d'une lapine toujours près de mettre bas, d'un carré de choux, d'une chatte et d'une vieille girouette rouillée, qui grinçait lamentablement en tournant, mais qui par bonheur ne tournait presque jamais; si on l'avait assuré que, dans sa profonde retraite, il n'aurait pas un moment d'ennui, qu'il travaillerait d'arrache-pied, emploierait ses jours et ses longues soirées à composer un opéra et, par manière de passe-temps, des concertos et des élégies pour piano, mais qu'il changerait sa méthode de travail, que dorénavant grand éplucheur et devenu sévère à lui-même, il répéterait sans cesse: «C'est bien, et pourtant ce n'est pas encore cela»; si quelqu'un lui avait dit comment il amuserait ses loisirs et que sa principale, sa seule récréation serait de se rendre à cheval ou à bicyclette dans une villa distante de trois kilomètres, laquelle n'aurait pas d'autres fêtes à lui offrir que les divertissements qu'on peut trouver dans un hospice de vieillards et dans une salle d'opérations, il aurait sûrement traité le prophète d'imposteur.

      L'hiver de l'année précédente, il avait remporté une de ces victoires qui font époque dans la vie, qui décident d'une destinée. Jusqu'alors, il n'était guère connu que des amateurs de concerts et des gens du métier, lesquels faisaient grand cas de quelques-unes de ses compositions pour piano ou pour orchestre, en louaient la savante et ingénieuse facture. Il commençait à peine à percer, le grand public s'obstinait à ignorer son nom, et il n'était pas homme a se contenter de sa gloire obscure. Il préparait un coup, c'était son expression; paroles et musique, il composait secrètement un opéra en quatre actes, intitulé l'Alcade de Zalamea, dont il avait emprunté à Calderon le sujet et l'intrigue. Un maréchal du second Empire assurait que, pour réussir, il faut posséder trois choses: le savoir, le savoir-vivre, le savoir-faire. Valery Saintis les avait toutes les trois, et il y joignait le bonheur, qui est peut-être la plus précieuse de toutes. La première fois qu'il frappa à la porte de l'Opéra-Comique, il fut reçu, et ce qui est plus extraordinaire, aussitôt reçu, il fut joué. Un soir, à huit heures, il était encore un ignoré; à minuit, il était un homme célèbre. Une salle enthousiaste, emballée, délirante avait fait une ovation à l'Alcade, témoigné par ses frénétiques applaudissements qu'elle tenait cet opéra pour un chef-d'œuvre et l'auteur pour un grand musicien. En réalité, c'était une œuvre pleine de promesses, jeune, charmante, souvent exquise, parfois puissante, mais inégale et incomplète. Qu'importe? Il y a des défauts qui plaisent, et, quelque bonne fée lui venant en aide, il avait obtenu un de ces succès rares, excessifs, fous, que les ennemis traitent tout haut de scandaleux, que les amis déclarent tout bas inexplicables.

      Les grands bonheurs se paient. Les hommes du métier qui trouvaient injuste qu'il ne perçât pas s'indignaient qu'il eût trop percé. La critique se montra malveillante, grincheuse. Les plus indulgents de ses juges lui reconnaissaient une remarquable virtuosité, la science de l'instrumentation, certaines qualités mélodiques et l'entente des développements; ils vantaient certain solo de hautbois qui avait ravi en extase les premières loges et qu'on avait trissé; mais ils accusaient ce jeune homme trop heureux de s'amuser à la moutarde, aux curiosités


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