Jacquine Vanesse. Victor Cherbuliez

Jacquine Vanesse - Victor Cherbuliez


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il tourna, vira dans son enclos jusqu'à deux heures du matin. Sa conclusion fut que le mieux était de s'en aller, d'en revenir à sa première idée, de partir bien vite pour les Canaries, après quoi il découvrit qu'on ne veut pas toujours ce qu'on veut.

      Le lendemain, à la tombée de la nuit, il se présentait chez Mme Sauvigny et, pour sonder le gué, il lui parlait d'une affaire importante, sur laquelle il désirait avoir son avis: il lui était venu, depuis peu, disait-il, une vague envie de se marier; était-ce un bon ou un mauvais mouvement? Qu'en disait l'oracle? Elle répondit que son idée lui paraissait heureuse; elle ajouta on riant qu'elle n'avait jamais compris les répugnances des artistes pour le mariage, que, loin de refroidir ou d'étouffer l'imagination, l'air des prisons l'excite et l'exalte, que Rousseau se plaignait de n'avoir jamais été mis à la Bastille, où il aurait fait, assurait-il, les plus beaux rêves de sa vie.

      «Le cas échéant, poursuivit-elle, j'aurais un parti à vous proposer. Il y a près d'ici une petite demoiselle que j'ose vous recommander; je la connais assez pour être sa caution. Elle est d'excellente famille, jolie, bien élevée, riche et assez intelligente pour être sensible à l'honneur d'épouser un homme célèbre. Quand vous serez décidé, avertissez-moi; mais avant que je me mette en campagne, vous m'aurez promis solennellement de la rendre heureuse.»

      Ce soir-là, il ne poussa pas plus loin sa pointe; il se mit au piano et lui joua tous les airs qu'elle lui demanda.

      Deux jours après, le 31 août, il était à Paris, où son premier soin fut d'aller voir sa sœur. Elle revenait d'une plage et se disposait à accompagner M. Leyrol chez des amis, qui les attendaient pour ouvrir la chasse. Elle avait reçu tout récemment de son frère une lettre dans laquelle il célébrait les louanges de Mme Sauvigny avec une chaleur, une exaltation extraordinaires, et cette lettre l'avait fort réjouie. Convaincue que, dans l'intérêt de son talent, il importait de le marier au plus tôt, elle s'était dit que le plus grand bonheur qui pût lui arriver serait d'épouser la seule femme qui, à sa connaissance, pût le tenir et le gouverner, la seule qui fût capable à la fois de donner d'excellents conseils et l'envie de les suivre. Elle avait pris cette affaire à cœur, répondu courrier par courrier. Elle fut charmée de le voir et de battre le fer pendant qu'il était rouge.

      «Eh bien! lui dit-elle sans autre préambule, quand épouses-tu Charlotte?»

      Il lui repartit d'un ton d'humeur qu'elle était trop pressée, qu'elle brûlait les étapes, et il lui fit un long discours, qu'il termina en disant qu'il craignait de s'exposer à un refus, que cette mésaventure lui paraîtrait fort désobligeante.

      «Pourquoi voudrait-elle de moi? Il ne lui manque rien.

      —Elle aime tant la musique! répliqua Mme Leyrol; il lui manque un musicien. Elle l'a, elle sera bien aise de le garder.»

      Puis, d'un ton plus sérieux, elle lui expliqua que M. Sauvigny avait été un de ces maris médiocres, assez agréables pour ne pas dégoûter une femme du mariage, mais pas assez pour qu'elle désespère de trouver mieux, qu'à deux reprises sa veuve avait eu l'occasion de se remarier, qu'elle s'y était refusée, non qu'elle eût un parti pris, mais parce que les deux prétendants ne lui plaisaient qu'à moitié et que, devenue difficile, elle entendait qu'on lui plût tout à fait. Mme Leyrol ajouta que les mauvais sujets réussissent souvent où échouent les bons garçons.

      Voyant qu'il hésitait encore, elle voulut frapper un grand coup.

      «Si tu tergiverses, dit-elle, on te la volera. Situation, grande fortune, dons du cœur et de l'esprit, elle a tout ce qui peut séduire les hommes, et si sa figure est journalière, tu sais mieux que personne qu'il y a des heures et de longues heures où elle est encore plus jolie que moi. Monstre, vous me l'avez écrit!»

      Là-dessus, pour l'inquiéter, elle lui parla non du docteur Oserel, qui n'était pas un rival bien redoutable, mais d'un certain M. André Belfons, proche voisin de Mme Sauvigny, grand et riche propriétaire, réputé excellent agronome, et qui passait pour un homme d'un commerce aussi attrayant que sûr et d'une figure assez engageante. On le voyait souvent au Chalet.

      «Le printemps dernier, j'ai fait un séjour d'une semaine chez Charlotte, qui nous a fait dîner ensemble. J'ai cru m'apercevoir qu'il tournait beaucoup autour d'elle, et de son côté, j'en suis certaine, elle a pour lui une grande estime, une vive sympathie. Peut-être le trouverait-elle un peu jeune, mais c'est aussi ton cas, et ce n'est pas une affaire. Défie-toi, Valery, défie-toi.»

      Elle avait mis le feu aux poudres, et peu s'en fallut que la poudrière ne sautât. Il avait dîné, lui aussi, avec M. Belfons; il décida que ce grand propriétaire était un danger et avait toute la mine d'un voleur. Il déclara à sa sœur avec une menaçante véhémence qu'à l'extrême rigueur, pourvu qu'il vît tous les jours Mme Sauvigny, il pouvait se résigner à vivre sans l'épouser, mais que si elle lui faisait le chagrin d'épouser M. Belfons, il penserait sérieusement à se brûler la cervelle. Il disait vrai; c'était bien là le véritable état de son cœur.

      Il regagna précipitamment son terrier, et dès le lendemain, comme elle achevait de déjeuner, Mme Sauvigny les avait aperçus sous sa fenêtre, lui et sa jument blanche; mais la grosse tête du docteur Oserel était apparue et l'avait mis en fuite. Il revint dans la soirée. Il la trouva seule, occupée a écrire une lettre d'affaires; elle en écrivait beaucoup. S'empressant de poser sa plume et de fermer son buvard, elle lui tendit la main et remarqua qu'il avait un air singulier. Elle lui avait dit, peu de jours auparavant: «Quand vous serez décidé, avertissez-moi, je me mettrai en campagne.» Elle pensa qu'il s'était décidé et qu'il venait le lui dire. L'autre fois, il avait commencé par les paroles et fini par la musique; cette fois-ci, il fit tout le contraire, ce fut par la musique qu'il commença. Se sentant la gorge serrée, incertain s'il aurait le courage de parler, il se mit au piano, essaya d'improviser une fugue, qu'il interrompit dès les premières mesures.

      «Non, fit-il, ce n'est pas là ce que je veux vous dire, et ce que je veux vous dire ne peut s'exprimer qu'en mots.»

      Il la prit par la main, la conduisit dans la petite loge vitrée, la fit asseoir dans un fauteuil, s'assit modestement sur un simple tabouret, et il eut un instant l'air d'un écolier bien sage qui se dispose à réciter sa leçon. Mais ce n'était pas une leçon apprise, ce fut vraiment son cœur qui parla.

      «Il faut, madame, qu'avant toute chose, je vous dise grosso modo le bien que je pense de vous et qui vous êtes.

      —C'est donc un complot! s'écria-t-elle. L'autre jour, le docteur m'a forcée d'entendre l'énumération de mes vertus; à la vérité, il me trouve encore plus étonnante qu'admirable. Je suis ce que je suis, et je n'ai jamais aimé qu'on m'analysât, qu'on me disséquât.

      —Il faut pourtant que vous m'entendiez; si je supprimais mes prémisses, ma conclusion serait en l'air. Le docteur est sans doute un grand savant, mais je le défie de vous connaître à fond; il faut être artiste pour vous comprendre. Qu'est-ce que l'art? il consiste à fondre dans l'harmonie d'un ensemble des oppositions, des dissonances ingénieusement préparées et sauvées. Votre âme, chère madame, est une œuvre d'art, et je le répète, un artiste seul peut savoir ce que vous valez.»

      Ne pouvant l'arrêter, elle s'était résignée à l'entendre; elle se renversa dans son fauteuil, croisa les bras, ferma les yeux.

      «Vous réunissez des qualités qu'on pourrait croire incompatibles, inconciliables, vous êtes pleine de contrastes, de contradictions apparentes, et cependant tout s'arrange, tout s'assortit, tout s'accorde. Vous combinez l'amour de l'ordre avec la fantaisie, la passion des choses utiles avec le culte de l'inutile; vous agissez sans cesse et vous aimez à rêver; vous êtes Marthe et vous êtes Marie. Naturellement timide, dans l'occasion, vous osez beaucoup. Vous alliez, je ne sais comment, un fonds de mélancolie douce avec des gaietés de petite fille. Vous avez une forte dose de cette fierté qui sied aux femmes, et vous ne laissez pas d'être si modeste, si défiante de vous-même que vous croyez facilement à la supériorité des autres, et, dans ce moment, j'en jurerais, vous êtes à mille lieues de vous douter que, telle que vous voilà, vous êtes délicieusement


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