Jacquine Vanesse. Victor Cherbuliez

Jacquine Vanesse - Victor Cherbuliez


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      «Est-ce tout?» dit-elle en rouvrant les yeux.

      Elle aurait voulu que ce fût tout; elle commençait à se demander avec un peu d'inquiétude où il voulait en venir.

      «Non certes, ce n'est pas tout; comme les bons avocats, j'ai réservé pour la fin le meilleur de votre affaire. Je continue. Quoique vous soyez bonne, bonne, bonne, vous êtes très malicieuse; mais, chose étrange, votre malice ne s'attaque qu'aux ridicules, aux prétentions, et vous êtes pleine d'indulgence pour les péchés, pleine de mansuétude pour les pécheurs. Vous êtes la femme la plus pure que je connaisse, et je gagerais bien qu'incapable non seulement de faire le mal, mais d'en concevoir la pensée, vous n'avez jamais transgressé un seul des dix commandements, même en rêve, que votre imagination n'a jamais péché. Vous ne résistez pas aux tentations, vous passez à côté d'elles sans les voir. C'est le secret de votre modestie, vous triomphez sans gloire parce que vous avez vaincu sans péril, et c'est aussi le secret de votre grâce: votre vertu n'est pas un effort, mais une divine facilité de bien faire, et comme les oiseaux vos bonnes actions ont des ailes. Et cependant votre imagination si chaste est étrangère à toute pruderie; elle ne s'effarouche, ne se scandalise jamais; elle ne s'offense de rien, ni des opérations répugnantes du docteur Oserel, ni des crudités de son cours d'anatomie, ni des histoires saugrenues dont votre serviteur vous régale quelquefois. Mais voici, selon moi, votre marque distinctive. Vous êtes nerveuse, très nerveuse, et vos nerfs vous servent à vivre dans le cœur et l'esprit de votre prochain et à savoir ce qui s'y passe, ils ne vous servent jamais à vous agiter et jamais vous ne les employez à agiter les autres. Vous êtes de toutes les femmes la plus reposante; vos pensées sont fraîches comme des fleurs de montagne, et votre âme est enveloppée d'un mystère paisible, aussi doux que les longs silences des bois. Le docteur, qui a parfois des clartés, s'est montré un homme de grand sens le jour où il vous a définie devant moi: une nerveuse tranquille... Ah! madame, savez-vous quelle est la vraie destination et l'office propre d'une nerveuse tranquille?... Le plus sacré de ses devoirs est d'épouser un artiste, de le gouverner, de le calmer, de l'inspirer et de doubler son talent, en lui révélant des joies que le monde n'a jamais données.»

      Elle pâlit, et un frisson lui courut dans tout le corps, frisson d'épouvante, frisson de bonheur. Il s'était laissé couler à ses pieds, et il lui disait:

      «Charlotte, ma Lolotte d'autrefois, voulez-vous?»

      Dans ses émotions, elle ne trouvait plus ses mots: elle fut quelques instants sans parler. Puis, l'ayant obligé à se rasseoir sur son tabouret:

      «Souffrez, dit-elle, que nous raisonnions un peu.

      —Je vous en conjure, ne raisonnons pas; c'est la plus sotte chose qu'on puisse faire dans certains cas.... Vraiment, vous raisonnez trop, vous êtes trop protestante, c'est votre seul défaut.»

      Elle n'avait pas l'habitude d'argumenter en forme: elle supprimait les idées intermédiaires, arrivait tout de suite à sa conclusion, qu'elle formulait brièvement, et vous laissait la peine de rétablir le reste du discours.

      «J'ai trente-cinq ans, vous en avez trente-trois.

      —La belle affaire! comme dit ma sœur. Je vous déclare que vous êtes et serez toujours beaucoup plus jeune que moi.»

      Après une pause:

      «J'ai dans ce pays des attaches que je ne romprai jamais. Serait-il raisonnable de lier votre sort à celui d'une prisonnière?

      —Je ne me soucie pas d'être raisonnable, je ne me soucie que d'être heureux.... Mais, Seigneur Dieu! à quelles objections vous arrêtez-vous? Je m'étais imaginé qu'à deux pas d'ici, et presque à votre porte, il y avait un chemin de fer qui mène en deux petites heures à Paris, où vous avez un pied-à-terre.»

      Elle lui jeta un regard droit, et d'une voix sourde:

      «Mon pauvre ami, je ne vous suffirais pas longtemps, et je veux suffire.»

      Il sentit que c'était là l'objection capitale, l'empêchement dirimant, la grave difficulté qu'il aurait de la peine à lever, et il s'indigna. Il lui demanda pour qui elle le prenait. Était-il à ses yeux un drôle ou un imbécile? Il n'y avait qu'un imbécile qui pût se flatter de la tromper, il n'y avait qu'un drôle qui pût être assez vil pour la trahir.

      «Comment pouvez-vous croire.... Ce que je trouve extraordinaire, ce n'est pas ce que vous dites, ce n'est pas ce que vous faites, c'est ce que vous êtes. Bonté, tendresse, sainte pitié, douceur, grâce, charme infini, vous êtes la plus femme de toutes les femmes, et je vous jure....»

      Il n'acheva pas; il comprit qu'il aurait beau jurer, elle ne serait point convaincue; peut-être savait-elle qu'il n'avait pas tenu tous les serments qu'il avait faits. Il mit sa tête dans ses mains et réfléchit.

      «Charlotte, dit-il en se redressant, ce qui vous manque c'est la confiance, et elle ne se commande pas. Après tout, vous avez le droit de vous défier et de me mettre à l'épreuve. Écoutez-moi. Si je passe une année entière dans ma maisonnette, sans la quitter, hormis les cas où mes affaires m'appelleront à Paris, si je continue à m'y trouver bien, si j'y travaille, si j'y finis mon opéra, si vous arrivez, à vous convaincre que le plaisir de vous voir souvent me tient lieu de tous les autres, si pendant tout un hiver, un printemps et un été, vivant en quelque sorte sous vos yeux, je ne vous donne aucun sujet de mécontentement ou d'inquiétude.... Nous sommes le 1er septembre. Si l'an prochain, à pareille date, je me présente ici pour implorer une seconde fois la grâce que vous me refusez, y a-t-il quelque apparence que vous disiez oui?»

      Elle devint très rouge et répondit sans hésiter:

      «Franchement, je le crois.»

      Il poussa un cri de joie.

      «Ah! dit-il, j'ai gagné mon procès. Mais je veux faire mieux, madame. Vous me soupçonnez d'être l'ennemi de vos occupations favorites, de vouloir vous enlever à vos œuvres pour vous avoir tout entière à moi. Il en est une à laquelle je prétends m'associer, dont je ferai mon affaire. Vous vous êtes mis en tête de donner à la jeunesse de votre village le goût de la musique: vous souhaitez qu'il y ait des fleurs dans les plus humbles maisons et un coin de poésie dans les plus prosaïques existences, qu'elles oublient par instants les sévérités de leur sort et les préoccupations du sordide intérêt. C'est une de vos nombreuses idées, et, bonnes ou mauvaises, j'ai été mis au monde pour les approuver toutes. Vous avez fait construire un grand kiosque fermé dans un endroit retiré de votre immense parc, de ce vaste capharnaüm où, chirurgien, religieuses, opérés, invalides, on trouve de tout; je dois convenir qu'on y rencontre même des arbres, et désormais les beaux-arts y ont leur place. Il y a près d'un an, vous avez obtenu que deux fois par semaine, un maître et une maîtresse d'école rassemblassent dans votre nouveau pavillon une vingtaine de jeunes filles qui ont de la voix, qu'ils leur apprissent les éléments de la musique et les fissent chanter par parties. Ces braves gens les ont bien commencées, mais ayant plus de zèle que de méthode, ils ne les mèneront pas loin. Je m'engage à les remplacer quelque temps, à leur montrer comment il faut s'y prendre. Oui, madame, deux fois chaque semaine, je sortirai de mon trou pour venir ici donner leur leçon à vos petites demoiselles. Je n'en ferai pas des Delna; il n'y en aura jamais qu'une; mais je me crois le génie de l'enseignement, et si je ne tire pas un surprenant parti de ces gosiers rebelles, je vous autorise à me déclarer indigne de prétendre à votre main et déchu de toutes mes espérances.

      —Valery, s'écria-t-elle, l'œil humide de plaisir, c'est vous qui êtes mille fois bon. Ce grand maëstro se faisant, pour me plaire, le maître à chanter de vingt petites villageoises! Jacob n'en fit pas tant, et Rachel serait jalouse de moi.»

      Cédant à un entraînement de son cœur, elle fut sur le point de le dispenser de toute épreuve, de prendre son parti sur-le-champ, de ne pas attendre un an pour dire oui. Sa réserve, sa circonspection naturelle la retinrent: il faut du temps aux nerveuses tranquilles pour s'apprivoiser avec les situations nouvelles et imprévues. Elle se dit qu'après tout cette épreuve qu'il s'imposait à lui-même de si bonne


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