Le journal d'une pensionnaire en vacances. Noémie Dondel Du Faouëdic
d'une barrique et nous les avons vus dormant blottis les uns contre les autres. Ils sont très mignons; on dirait de petits ours en miniature; d'ailleurs, à l'inverse des oiseaux qui sont si laids en naissant, tous les quadrupèdes sont gentils. Malheureusement, mon oncle ne pourra pas les garder longtemps, car leur instinct carnassier se révélera bien vite; et les renards enchaînés en vieillissant deviennent très méchants et s'ils s'échappaient, mon Dieu! quelle hécatombe ils feraient de toute la gent emplumée!
Demain nous commencerons déjà nos excursions. Nous irons entendre la messe solennelle qu'une fois seulement Mgr l'évêque de Vannes célèbre chaque année au camp de Meucon.
Après-demain nous irons nous promener sur les grèves de Larmor, saluer le vieil océan et visiter la chaloupe de mon oncle La Protégée de Marie, avec laquelle nous devons faire plusieurs promenades en mer.
Au moment du dîner deux hôtes inattendus sont arrivés. Ma tante les a accueillis avec son amabilité habituelle tout en s'excusant de n'avoir à leur offrir que la fortune du pot.
D'ailleurs dans ce cher domaine de Kergonano, hospitalier par excellence, on ne s'effarouche pas facilement. L'hiver dernier, un vendredi soir, vers six heures, quatre chasseurs affamés s'abattent sur Kergonano pour demander à dîner et même à coucher, le ciel venant d'ouvrir toutes ses cataractes. Leur offrir un bon gîte ce n'était rien car Kergonano est grand, mais rassasier ces quatre ogres qui criaient famine, cela eût pu paraître compliqué à tout autre maître de maison que mon oncle; il ne s'embarrasse jamais!
Ma tante et mon cousin étaient absents depuis quinze jours et mon oncle était seul. Il va trouver sa cuisinière et lui dit: «Marie Jeanne, on peut manger les œufs à plusieurs sauces. Nous aurons donc un plat d'œufs au miroir, des œufs durs avec de la salade et une omelette sucrée au rhum; un plat de pommes de terre frites, à la maître d'hôtel, et l'excellent riz que je vois mijoter sur le fourneau. Avec cela nous ouvrirons deux boîtes de conserves: sardines à l'huile, homard, pour lequel vous ferez une bonne mayonnaise. Voilà le menu. Seulement le dessert est un peu maigre.»
—Monsieur, il y a toujours les quatre mendiants traditionnels, amandes, noisettes, etc…
—Oui, oui, qui trottent au milieu de quelques gâteaux secs, mais cela ne suffit pas pour orner la table. Voyons, combinons les choses. Dans la corbeille de milieu vous mettrez de la verdure: branche de laurier en fleur, branches de houx à perles rouges, branches de gui à perles blanches, ce sera un surtout superbe; et pendant que les chasseurs se chauffent et se sèchent je vais vous faire vos quatre corbeilles de table.
—Avec quoi? grand Dieu! murmura Marie Jeanne épouvantée.
—Envoyez de suite chercher verdure et mousse, et vous, apportez-moi des carottes, des navets, des oignons et des pommes, ces seuls fruits que nous ayons maintenant. Il ne reste pas une poire. Lavez comme il faut carottes et navets; que les carottes soient d'un beau rouge et les navets blancs comme neige.
Là dessus, mon oncle installe dans ses coupes une pyramide de carottes rouges, une pyramide de navets blancs, une pyramide d'oignons en robes de soie saumon, le tout discrètement voilé de mousse, aussi verte que fraîche, aussi fraîche que verte. Quant à la pyramide de pommes rosées, il se contenta de les saupoudrer de mousse. Ah! celles-là se montraient dans tout leur éclat.
«Vous mettrez une grosse moche de beurre en face d'un grand pot de confiture, et le dessert sera complet, le tout arrosé du bon vin de derrière les fagots et vous verrez que nos convives se lècheront les doigts jusqu'aux coudes et auront fait un festin des dieux.
Ce qui fut dit, fut fait.
Pendant le dîner trois des coupes improvisées intriguèrent fort les convives qui se demandaient in-petto quels pouvaient bien être ces beaux fruits qui leur paraissaient tout à fait inconnus.
Il n'y eut qu'à la fin du repas que mon oncle avoua sa supercherie, ce qui finit d'achever d'égayer ses hôtes et les obligea à rendre hommage à son ingéniosité.
On but à la santé de mon oncle, à la santé des chasseurs et ceux-ci, savourant devant un bon feu un cigare exquis et un verre de fine Champagne, déclarèrent qu'ils étaient les plus heureux des hommes et que tout était pour le mieux, dans le meilleur des mondes.
Le 21 août.
La messe au camp de Meucon m'a vivement impressionnée, je n'avais jamais vu pareil spectacle. Cette cérémonie a été imposante et l'office entendu en plein air, sur une lande sauvage, avait un cachet grandiose qui saisissait l'âme plus encore peut-être que tous les offices des plus belles églises. Les commandements militaires, la fanfare sonore des trompettes, et la voix profonde du canon répondant seuls à la parole du prêtre qui s'élevait douce et forte au milieu de ces troupes silencieuses, inspiraient au plus haut point la Foi et le recueillement. À l'issue de la messe, les manœuvres ont été parfaitement exécutées et après force saluts échangés avec les officiers, le général et Monseigneur, nous avons parcouru le camp. Les tentes des officiers nous ont semblé suffisamment confortables, et la soupe du soldat, très appétissante par la bonne odeur qui s'échappait des marmites.
Le 22 août.
Nous venons de faire une charmante promenade en mer. D'abord, nous passons la barre à Port-Navalo et tous les cœurs se comportent bien. Nous apercevons à gauche les immenses sables de la presqu'île de Quiberon, dorés par le soleil et qui rayent la mer d'un ruban étincelant; à droite, les deux îles d'Hœdic et de Houat, apparaissant comme deux points dans l'infini. L'île d'Hœdic est de peu d'importance, mais l'île de Houat, qui appartint jadis aux moines de Rhuys et qui fut à différentes époques prise par les Anglais, est plus considérable; elle a un fort pour la défendre. La petite garnison appelée à vivre sur ce rocher sauvage, loin de toutes les ressources de la civilisation, se trouve véritablement comme en exil, et cependant l'île de Houat est fort intéressante à étudier, au moins quelques jours.
C'est une petite république dans la grande, mais qui pourrait donner le bon exemple à celle-ci, car elle se gouverne à la mode des abeilles, toujours soumises à leur reine. Ici, le Roi ou le Président—comme on voudra—c'est le curé, qui cumule les fonctions de maire, juge de paix, entreposeur des tabacs et des boissons, et tout n'en va que mieux. J'engage nos libres-penseurs, qui se croiraient déshonorés de saluer un prêtre, à venir vivre pendant quinze jours seulement sous l'administration de cet excellent pasteur; s'ils sont de bonne foi, ils nous diront ensuite quel est le joug préférable: ou de celui du curé à l'autorité douce et paternelle, ou de celui des frères et amis aux fureurs communardes!
Mon oncle, qui a conduit bien des amis à l'île de Houat, nous a encore signalé une particularité de ce curieux pays, le débarquement des vaches qui viennent du continent. Ces quadrupèdes sont enlevés par un palan muni de fortes sangles emprisonnant leur corps. Pauvres vaches! rien ne peut rendre leur stupeur lorsqu'elles se sentent soulevées en l'air, leurs quatre pattes se raidissent, leurs yeux bêtes sortent de leur orbite, heureusement que l'opération n'est pas longue, elles ne tardent pas à toucher terre et à reprendre possession de leur plancher.
Après cette petite digression, continuons notre route car nous allons déjeuner à Méaban, une île inhabitée des hommes, mais toute peuplée de moutons et de lapins qui se régalent à belles dents du thym sauvage et du serpolet parfumé qui tapissent ce roc perdu dans les flots. Nous allions… mais l'homme propose et l'Océan dispose… Soudain, un nuage noir s'est levé à l'horizon et semble courir vers nous; des troupes de courlis tourbillonnent sur les vagues, de gros cormorans pêchent gravement aux creux des rochers, et les goélands, effrayés, agitent leurs grandes ailes et font retentir l'air de cris aigus. Il n'y a plus à en douter, un grain se forme et s'avance. Il est plus prudent de rentrer dans le golfe, maître Océan étant un camarade avec lequel il ne faut pas toujours badiner. Nous longeons, en regagnant la rivière de Vannes, l'écueil qu'on appelle communément le Mouton, le plus terrible de tous les courants dont ces parages abondent, et que les marins experts reconnaissent à la teinte des eaux. Le Mouton est blanc comme une toison de laine, mais il n'a rien de la douceur