Physiologie de l'amour moderne. Paul Bourget
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LE VRAI ET LE FAUX HOMME A FEMMES
Entre cette tumultueuse armée des Exclus et le groupe étroit des vrais Amants, se range la légion de ceux que j'ai appelés les Temporaires, mais que l'on nommerait avec plus de justesse et de simplicité à la fois: les faux hommes à femmes. Vous en rencontrerez en grand nombre parmi les attachés et les secrétaires d'ambassade, les auditeurs au Conseil d'Etat, les jeunes gens frais échappés de l'Ecole de droit et qui viennent d'entrer au Cercle. Ils abondent encore, pour descendre de quelques degrés l'échelle des élégances, parmi les employés de nouveautés et les étudiants. Le faux homme à femmes compte d'ordinaire moins de trente-cinq ans, plutôt vingt-huit ou trente. Il est nécessairement joli garçon et très correct dans sa tenue Tout dans sa personne exhale cette je ne sais quelle demi-grâce indéfinissable qui se traduit par le mot vaguement banal de «gentil». Les femmes disent aussi de lui qu'il est «distingué». Plusieurs années durant, ses rapports avec elles ont été de ceux que résumait devant moi un bourgeois qui se croyait délicat. Il professait: «J'ai dit à mon fils: Amuse-toi, mon garçon, c'est de ton âge; mais ménage ta santé, et mets toujours dans tes plaisirs une pointe de sentiment: ça te fera des souvenirs!.... Le faux homme à femmes a donc eu de gentilles maîtresses,—il est à base de gentillesse comme un savon est à base de tel ou tel parfum, et les moindres détails de sa vie en sont imprégnés.—Il les payait gentiment, d'après sa position, et elles lui servaient un gentil semblant d'amour, quitte à le tromper à chaque tournant de porte, pour cette raison profonde que donnait carrément Christine Anroux, la pire amie de Colette,—avant Aline,—lorsque je lui reprochais de trahir Elie Laurence, le plus délicieux de nos jeunes diplomates, pour des cabotins infâmes et des rouleurs abjects, de ceux que les filles désignent du terme expressif de paillassons:
—«Que veux-tu?» disait Christine, «Elie est très gentil, mais il me faut du vice, à moi, et il n'en a pas pour deux sous!...»
N'importe, malgré cette regrettable absence de vice,—ou peut-être à cause d'elle,—le jeune homme «bien gentil» fait rêver un jour quelque femme du monde romanesque ou bien une bourgeoise sensationniste,—ou bien encore une camarade de rayon, s'il est employé; une grisette, s'il est étudiant, la dernière grisette.—Il y a toujours cinq ou six filles par an pour jouer ce personnage dans le quartier Latin.—Voilà notre jeune homme de peu de vice promu à la dignité d'amant, sans qu'il s'en doute plus qu'il ne se doutait autrefois du caractère peu amoureux de ses amours. Si cette bonne fortune inattendue a pour théâtre le monde et pour héros le diplomate ou l'auditeur, les étapes en seront réglées comme les mesures d'un quadrille, depuis le premier rendez-vous jusqu'à la rupture. Il y a une autre étiquette pour ces histoires-là dans les régions plus simples de l'étudiant et de l'employé. Là, il est de règle de se faire des scènes, de s'allonger des soufflets, de s'écrire des lettres d'outrage. Puis, toutes ces tempêtes dans un bock—la brasserie sert de cadre habituel à ces amours—se terminent alla buona, comme disent les sages Italiens. Ce qu'il y a d'ailleurs de commun entre le diplomate et l'employé, l'étudiant et l'auditeur, c'est que ni les uns ni les autres n'ont rien compris à leur propre aventure. C'est là le trait essentiel du faux homme à femmes. Il est aimé. Pourquoi? Il ne le sait pas. Il cesse d'être aimé. Pourquoi? Il ne le sait pas davantage. Il assiste à sa chance. Il ne la gouverne pas. Il en résulte que, s'il tombe sur une créature dangereuse, tout lui arrive, comme à un mauvais écuyer auquel on ferait cadeau d'un cheval de sang difficile et un peu en l'air. Le faux homme à femmes est député; il a besoin de considération. Un affreux scandale éclate sur lui qu'il n'a pas prévu, qu'il se trouve incapable d'empêcher. Il porte un des grands noms de France, avec de belles rentes, une existence bien simple, bien aisée. Il s'arrange pour recevoir de sa maîtresse un coup de couteau ou une potée de vitriol. Un procès a lieu, des brochures sont écrites pour ou contre le droit des femmes à la vengeance. Comme il a de l'honneur et de la délicatesse, le faux homme à femmes ne charge pas son ancienne amie: elle est acquittée, et lui, blessé, compromis, avec une vie bouleversée pour des années, et tout ce désastre parce qu'il n'a ni compris la créature devant laquelle il se trouvait, ni inspiré à cette créature des sentiments profonds, de ces sentiments que, même délaissée, une maîtresse garde au cœur et qui la rendent bonne pour toujours à celui qui sut la remuer ainsi. Vous rappelez-vous l'affaire Fenayrou? Il y avait là un excellent exemplaire du faux homme à femmes, ce malheureux pharmacien Aubert. Il avait été, durant des mois, l'amant de Mme Fenayrou. Le mari apprend que sa femme l'a trompé. La jalousie agit sur lui à l'état d'image impure. Elle l'exalte. Il revient à cette femme, il s'en empare avec une simplicité brutale de mâle primitif qui la dompte aussitôt. Il lui ordonne de fixer un rendez-vous à l'ancien amant, pour l'assassiner. Aubert accepte, sans défiance aucune, tant il connaissait peu cette maîtresse dont il avait pourtant reçu de l'argent.—Fiez-vous donc aux apparences!—On l'assomme et on le noie, ligoté dans du plomb, comme vous savez. Il avait si peu gravé son image dans le souvenir de la dame qu'à l'audience elle n'a pas trouvé une larme, pas un mot de regret pour sa victime. Et les exclus de s'écrier en chœur: «Voilà ce que c'est que d'être l'amant d'une femme mariée!» Sans ajouter: «Quand on n'est pas fait pour être un amant.»
Les choses se passent d'ordinaire avec plus de bonhomie. La vie ressemble à un volume de Labiche interfolié avec du Shakespeare. Fort heureusement, il y a cent pages de vaudeville pour une de drame. Et tout finit par des chansons, comme dans la Folle Journée,—ce qui veut dire simplement que le faux homme à femmes se marie le plus souvent vers sa trente-sixième année, quand l'âge des bonnes fortunes commence à passer, persuadé qu'il connaît les femmes, qu'il connaît la vie et que le sort d'un George Dandin n'est pas fait pour lui. Le diplomate est devenu premier secrétaire, l'auditeur, maître des requêtes. Ils épousent dans leur monde une jeune fille élégante et fine, car ils gardent dans leur mémoire un joli frémissement de dessous parfumés, et ils ont déjà trop goûté à la femme de plaisir pour ne pas caresser en imagination le rêve d'un mariage qui unisse le charme de la galanterie aux sécurités de la vertu, un pot-au-feu cantharidé! L'étudiant, lui, revenu dans sa ville natale, épouse n'importe qui, pour la dot, et l'employé de nouveautés fait de même. C'est alors, dans cette épreuve de mariage, qu'apparaît leur inexpérience foncière. Le souvenir de leur passé ne leur sert qu'à être un peu plus maladroits, un peu plus gauches que s'ils avaient gardé, avec leur fleur d'innocence, ce fonds de naïveté pure qui est une force puisqu'elle suppose une réserve sérieuse de forces! S'ils ont épousé une niaise, au lieu de la former, ils se laissent déformer par elle, et vous qui avez connu un célibataire pratiquant, fringant, froufroutant, aimé de celle-ci, aimé de celle-là, vous vous retrouvez en face d'un Prudhomme solennel qui vous dit: «Tu verras, quand tu seras marié!» avec une componction béate. Si c'est une femme de tête et honnête sur qui le Temporaire est tombé, elle le gouverne, et tout est pour le mieux. Mais si la destinée veut qu'il rencontre une personne qui ait dans son être le plus petit grain de bovarysme, avec quel soin jaloux il cultive ce grain et le fait lever! Comme il se sert des idées fausses acquises dans ses bonnes fortunes d'autrefois pour être avec certitude et célérité ... ce que vous savez!—J'ai suivi de près quelques-uns de ces ménages où le mari, ancien viveur de l'espèce des faux hommes à femmes, se donnait une peine du diable afin de ne pas manquer le Minotaure, et voici les conseils que je crois pouvoir soumettre au lecteur désireux d'étudier sur lui-même les sensations de Sganarelle,—comme nous le disait, pour excuser son mariage, après des serments sans fin de ne jamais se marier, un jeune romancier de l'école du document:—«Si ma femme me trompe, j'en profiterai pour peindre un mari trompé d'après nature....» C'est beau, la conscience littéraire!
Recette-pour l'être.
La première condition pour l'être est de vous marier avec la ferme volonté de ne pas l'être,—parce que vous en avez fait. Vous commencerez, à peine fiancé, par bien vous rappeler vos succès de jeune homme et par en tirer quelques enseignements pratiques,