Physiologie de l'amour moderne. Paul Bourget

Physiologie de l'amour moderne - Paul Bourget


Скачать книгу
dégradantes débauches, et qui devient l'esclave de quelque bas et facile concubinage. La plupart des ancillaires (d'ancilla, servante), ceux dont la bourgeoise dit avec un envieux mépris qu'ils aiment les poches grasses, sont des exclus par timidité: ainsi le passionné et malheureux Sainte-Beuve, dont on n'a pas assez admiré le mot si profond, si révélateur, comme on lui demandait ce qu'il voudrait être: «Lieutenant de hussards!...» répondit-il.

      2° Par schlémylade.—C'est un mot d'origine juive, je crois, et qui mériterait droit de cité dans la langue. Les Juifs, esprits éminemment positifs et d'une analyse tout utilitaire, ont observé qu'il existe de par le monde une espèce d'hommes auxquels il suffit de remuer le petit doigt pour qu'ils fassent manquer l'affaire la mieux ajustée, la plus voisine de la réussite. Ils ont appelé ces hommes-là des Schlémyls. Le Schlémyl n'est pas exactement le «pas de chance»; il peut être né si riche, par exemple, que ses pires maladresses ne lui nuisent en rien. Ce n'est pas non plus le «gaffeur». Il y a des «gaffeurs» à qui leur «gaffe» sert de moyen de succès. Un exemple fera mieux comprendre la souplesse de ce terme, qui va d'un bout à l'autre des gaucheries et des défaites de la vie. Celui de mes camarades de collège auquel je dois cette révélation sur l'argot sémitique était atteint d'un rhumatisme articulaire, qui gagna le cœur et l'emporta. Son père, après de longues années de patient travail, avait réalisé une assez belle fortune et acheté du coup un hôtel, une terre avec un château et un titre. «Hein! papa,» disait Samuel à ce vieil homme dont il était le fils unique, «si je meurs, quelle Schlémylade!...» Qui n'a connu le Schlémyl en amour? Qui ne l'a été une heure? Qui n'a rencontré, à dix ans de distance, une femme passionnément désirée autrefois, et qui vous dit avec un malicieux sourire: Ah! tel jour, vous vous rappelez? Si vous aviez osé!...» Il y a des gens pour qui la Schlémylade galante est l'habitude, voilà tout: ceux qui choisissent, pour essayer de faire une déclaration à une femme, un jour où elle agonise de migraine;—ceux qui tentent de lui ravir un baiser quand le matin même elle est allée chez le dentiste et qu'elle a encore dans sa jolie bouche l'affreux arôme de l'acide phénique ou de la créosote;—ceux qui, à la campagne et pour se ménager une déclaration, l'entraînent dans des chemins caillouteux et détournés, l'après-midi où elle a aux pieds des bottines neuves qui lui écorchent la peau.... Ce sont des mille riens que le Schlémyl ne sait pas deviner, sur lesquels il marche comme il marcherait sur un cor, avec un sourire inconscient qui achève de rendre furieuse la femme la mieux disposée. Et le personnage reste bouche bée devant un accueil glacé, là où il avait d'abord rencontré le plus engageant des sourires.

      3° Par donquichottisme.—Ici le cas est plus compliqué. Il se rencontre de par le monde une légion d'hommes toujours très délicats, souvent très intelligents, qui n'ont qu'une infirmité d'esprit, mais inguérissable, celle de prendre au sérieux les mystifications variées des fausses pudeurs. Jamais ces mousquetaires du Royal-gogo n'admettront qu'une femme qu'ils voient à cinq heures leur offrir du thé avec un profil de madone, de grands yeux candides et des frissons de sensitive lorsque l'on dit un mot léger, ait pu dans la journée monter en fiacre, entrer dans un grand magasin, sortir par une autre porte, prendre un autre fiacre, débarquer dans un appartement meublé et là....—«Mme une telle, un amant!» dit le donquichottiste, «vous ne l'avez donc pas regardée?» Comme vous êtes, par exemple, l'ami intime de l'amant de cette dame, qui vous a dit avec sa délicatesse de fat, à propos d'elle: «Ah! mon cher, il n'y a que les femmes du monde pour....» vous regardez, vous, le donquichottiste avec une certaine curiosité, et vous reconnaissez l'homme que les femmes estiment, par qui elles se font accompagner en voiture, auprès de qui elles pleurent sans donner d'autre raison qu'un: «C'est nerveux, mon ami, laissez-moi un peu, ça passera,»—avec qui elles sont en correspondance suivie, qui fait leurs menues commissions, dont elles disent avec sentiment: «En voilà un qui sait ce que c'est qu'une femme....» Mais elles ont, en attendant, un billet dans leur corsage qui leur fixe le prochain rendez-vous avec le don Juan, lequel n'est bien souvent qu'un don Jeannot. Seulement Juan ou Jeannot, celui-là sait que les robes des femmes galantes sont leur seul spiritualisme, vérité que le donquichottiste ignorera jusqu'à soixante-dix ans et qu'il ignore à vingt. Car il en est de tout âge, et le platonisme dans lequel les relèguent les femmes auxquelles ils ont consacré des années de ce culte ne sert qu'à prouver cet étrange mais indiscutable paradoxe: ces poétiques personnes ne méprisent rien tant au monde que le respect qu'on leur porte.

      4° Par beauté.—Nous en avons tous connu, de ces trop jolis garçons, astiqués, cirés, lustrés, qui se regardent dans toutes les glaces, se sourient sans cesse en pensée, prennent des attitudes comme ils respirent, sans le vouloir, contemplent inconsciemment leurs ongles, les pointes de leurs bottines, la coupe de leurs pantalons. Nos ancêtres, qui avaient le verbe libre et autant d'observation que de franchise, les appelaient «des miroirs à donzelles».—C'est un mot plus cru qui tinte dans le texte.—Quand vous voyez un de ces jolis garçons-là, vous pouvez parier neuf fois sur dix, à coup sûr, que s'il est «l'amant d'Amanda»,—comme disait la stupide chanson, jadis si chère au spirituel Paris,—c'est à prix d'or, et qu'il traversera la vie sans jamais être aimé pour lui-même. Si un homme de cette sorte de beauté se marie, soyez certain que sa femme le trompera avec n'importe qui, fût-ce le Chinois dont j'ai raconté l'histoire. Comment et pourquoi une certaine beauté trop jolie et inexpressive de l'homme fait-elle horreur à la femme? En joignant le scalpel au microscope, je ne peux arriver à découvrir la fibre d'antipathie qui explique ce phénomène. Peut-être y a-t-il pour elle quelque chose de répugnant à rencontrer dans notre sexe le défaut le plus spécial au sien, cette sottise de la poupée en train de tourner à la devanture du coiffeur qui vient de la friser et de la pomponner. On objectera qu'elle aime le fat, mais le fat est fort différent du Narcisse. Il est enivré des succès qu'il a eus ou qu'il aura, au lieu que le Narcisse n'est enivré que de lui-même. Peut-être aussi le Narcisse est-il un triple sot, préoccupé de sa propre figure avec tant d'intensité qu'il néglige d'observer l'effet qu'il produit, ce qui le conduit à tomber de Schlémylade en Schlémylade? Quoi qu'il en soit, le pommadin est le plus exclu d'entre les exclus, et le plus ironiquement de tous, attendu que chacun dirait volontiers de lui ce que Figaro dit de Chérubin: «Si jamais celui-là manque de femmes!...»

      5° Par laideur.—Ce triste motif a-t-il besoin de commentaires? Voici quelque quarante ans, un écrivain de beaucoup de talent, G—- F—-, était l'amant d'une très jolie femme,—une des chaussettes bleues les plus bleues et les plus ... chaussettes de l'époque. Un académicien, âgé mais passionné, faisait, prétend-on, la cour à cette dame. F—- aurait demandé à sa maîtresse d'assister à une des déclarations de l'Immortel en train d'essayer de transformer son fauteuil en canapé. La gueuse, qui n'avait guère de scrupules, cache un soir F—— et un poète de ses amis derrière les rideaux,—comme au théâtre. L'Immortel arrive. Le flirt commence,—un mélancolique flirt avec promesses d'articles dans les journaux officiels.—Enfin, à bout d'éloquence, le galantin se jette à genoux avec des sanglots: «Mais je suis si laid que j'aurais beau le raconter, on ne me croirait pas....» Sur quoi F——, avec sa voix de brigadier de dragons, aurait crié: «Allons-nous-en, ami, ce vieux est trop répugnant....» Et les deux jeunes gens de passer avec des attitudes de commandeurs indignés devant le pauvre Lovelace d'Institut, épouvanté de la perfidie féminine. Si l'anecdote était authentique,—il suffit, hélas! d'avoir subi la grande publicité pour savoir ce qu'elles valent,—elle prouverait à quel degré la nature, si prodigue pour lui d'autres dons avait refusé à F—— le sens psychologique. Le mot du vieillard était admirable. C'était l'homme avouant, sous l'influence de la passion, et cherchant à utiliser la conscience de sa laideur, le supplice secret de toute sa vie. Il y a en effet une laideur qui tue l'amour, et ceux qui en sont atteints s'en savent atteints dès leur première adolescence C'est la laideur malheureuse et malsaine, maladroite et chétive, pauvre et vieillie avant l'âge. Soyez bossu, mais ayez de jolies dents, on vous aimera peut être de votre infirmité. Soyez borgne, mais ayez un charmant profil. Soyez boiteux, avec un joli regard. Soyez hirsute et sale, avec une encolure d'hercule. Soyez un monstre même. Il y a des chercheuses qui vous désireront. Mais si votre glace à barbe vous révèle chaque matin sur votre visage et toute votre personne la laideur commune, n'attendez pas l'expérience pour suivre le conseil


Скачать книгу