Physiologie de l'amour moderne. Paul Bourget

Physiologie de l'amour moderne - Paul Bourget


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aimé comme cela. Et voici le plaisant, la veille au soir, nous avions causé ensemble longuement; il m'avait raconté son projet d'une installation nouvelle et définitive. Il avait un peu d'argent d'avance, du crédit chez un tapissier.

      —«Que veux-tu,» me dit-il plus tard quand je lui rappelai ses sages résolutions, «je voulais me mettre dans mes meubles, je me suis mis dans les siens....»

      Ce mot fut jeté avec une grâce qui en sauvait le cynisme, la grâce-fille des hommes trop aimés. Je n'eus pas le cœur de lui en faire honte. Je sentais si bien qu'il avait accepté de loger chez sa maîtresse, et d'y vivre une demi-année, comme il l'eût installée dans un hôtel en dépensant deux millions pour elle, s'il les avait eus, avec cet oubli de l'argent, avec cette insouciance absolue du tien et du mien qui fait absoudre ces bohémiens galants de tant de fautes. Aussi est-ce un grand malheur pour un de ces amants professionnels de n'être pas né riche. Les femmes ont vite fait de le corrompre. Elles, non plus, quand il s'agit d'amour, ne tiennent aucun compte de l'honneur et de la morale. Elles ne connaissent pas de plus profond, de plus intime plaisir que d'entretenir celui qu'elles aiment, non point, comme on l'a dit, pour avoir quelqu'un à mépriser, mais tout au contraire pour l'adorer davantage. On l'a bien vu, lors de l'affaire Pranzini, aux efforts désespérés que tenta sa vieille maîtresse pour sauver cette «tête charmante», comme disait Racine. Si abominable que fût ce scélérat, malgré son crime et son infamie, il était resté pour elle l'Amant. Que dis-je? pour elle? Il l'était resté pour d'autres femmes, témoignant ainsi par un exemple aussi saisissant que monstrueux du pouvoir que le mâle d'une certaine sorte exerce sur le féminin,—pouvoir que la pire ignominie dégrade sans le détruire! Je parlais tout à l'heure du pharmacien Aubert, cette victime. Comparez, pour mieux apprécier la différence entre le faux homme à femmes et le vrai, sa piteuse figure à la physionomie de l'assassin de la pauvre Marie Regnault. Quelle maestria dans ce dernier! Quelle certitude! Quel frémissement de curiosité autour de lui! Quelle fidélité dans le dévouement inspiré! A l'heure présente, je gagerais que cet ancien courrier de sleeping-car est pleuré dans plus d'un lit. On le revoit dans des rêves, on bénit les nuits où il est venu montrer au regard de ses veuves ce corps dont plusieurs journaux—c'est un respectable privilège que la liberté de la presse!—ont cru devoir donner la description pour satisfaire leurs lectrices, et qui lui avait valu ce nom prodigieux de «chéri magnifique ...» de la part d'une de ses inconnues! Car il a eu des inconnues, l'affreux égorgeur d'enfants, comme Mérimée, comme Balzac, comme lord Byron....—O ironie de la gloire qui confond dans les mêmes triomphes le pur génie et l'abjecte crapule!

      N'exagérons rien et n'outrageons pas les femmes en prétendant que, pour les séduire, il suffit d'être un Alphonse doublé d'un Hercule. Pour ce qui est du dernier point, le contraire serait plus exact. Parmi les hommes à bonnes fortunes que j'ai bien étudiés physiologiquement, tantôt avec envie, tantôt avec dégoût, toujours avec curiosité, huit sur dix étaient plutôt nerveux que musclés, plutôt minces et souples que robustes et athlétiques. Mais ils avaient tous ce fond de tempérament où gît la force vitale. Ils mangeaient et digéraient supérieurement. Ils avaient aussi cette indéfinissable faculté d'adaptation du mouvement qui est l'adresse. Presque tous possédaient quelque talent tout physique: bien danser, bien monter à cheval, bien jouer à la paume, bien tirer des armes. En vertu de cette même agilité corporelle, ils étaient admirablement habillés, ou ils en avaient l'air, sans d'ailleurs s'en occuper davantage. L'élégance qui distingue l'Amant professionnel ne réside en effet ni dans la coupe d'un vêtement ni dans le choix d'une étoffe. Elle résulte d'une espèce de grâce animale qui ne s'apprend pas et que les années n'enlèvent guère, témoin le plus fameux des Amants de ce siècle, le seul peut-être qui ait cumulé une existence d'homme d'amour, d'homme de pensée et d'homme d'action: Lamartine, adorable séducteur qui demeura superbe d'allure jusqu'à la fin, et à travers quelles dégradations! Vous aurez beau être habillé, chemisé, botté par les meilleurs faiseurs, chapeauté, ganté, cravaté et blanchi à Londres, manicuré, massé, rasé et peigné par les artistes les plus en renom, les femmes diront de vous, si vous n'êtes pas né Amant, un simple: «M. X——, oui, il est très soigné.» Et ce sera tout. Voilà qui prouve la profondeur d'un mot naïf qui nous amusa tant, le spirituel poète François C—— et moi, quand nous l'entendîmes. Nous causions avec un secrétaire de théâtre d'une triste aventure: une comédienne distinguée, soudain ruinée, à quarante ans passés, pour avoir confié toutes ses économies à un jeune coulissier dont elle était folle. Il était parti avec les quatre cent mille francs, laissant là sa maîtresse, qui ne porta même pas plainte en justice. Nous admirions comment le personnage avait pu duper de la sorte une femme de cet âge et de cette expérience:

      —«Ah!» dit le secrétaire avec conviction, il était doué!...»

      Parmi ces dons, quelques-uns si dangereux, quelques-uns si séduisants, il en est un sans lequel tous les autres ne serviraient de rien. C'est le tact. Mais le tact de l'homme à femmes est quelque chose de très particulier,—presque un organe, comme les antennes chez les insectes,—presque un instinct, car l'éducation n'y ajoute guère. Cet homme, par exemple, du premier coup d'œul, juge exactement quel degré de chance il a auprès d'une femme à laquelle il est présenté. Il sait qu'il y a, de par le monde et la demi-monde, toute une classe à laquelle il doit plaire et toute une classe à laquelle il ne plaira jamais, quoi qu'il fasse. Il dira mentalement, ou tout haut, comme faisait le même André Mareuil quand nous nous promenions ensemble dans Paris: «Celle-ci est pour moi, celle-là, non....» Et, en pensant ou parlant ainsi, le véritable Amant se trompe rarement. Il procède par intuition et par analogie, un vertu de cet axiome:

      VI

      Chaque femme n'aime jamais qu'un seul et même homme.

      Seulement ce type d'homme que cette femme porte dans le coin le plus mystérieux de sa rêverie, où donc en trouver la réalisation vivante et aimante? Et la femme cherche. Elle croit avoir trouvé et prend un amant. Cet amant ressemble bien à l'homme qu'elle rêve, par quelques côtés,—par d'autres, non. Le jour où la femme constate cette dissemblance, le charme est rompu. Elle cherche ailleurs. Mais son inconstance est une constance, son infidélité une fidélité. Elle croira voir dans son second amant l'homme idéal qu'elle a cru voir dans le premier,—exactement le même. Et cela va du moral au physique, si bien qu'en comparant les photographies des divers «caprices» d'une fille ou d'une grande dame,—j'entends les caprices vrais,—on demeure étonné de la fixité de ces âmes soi-disant mobiles. Elles ne sont qu'enthousiastes tour à tour et dégoûtées, mais toujours pour les mêmes raisons. Le véritable homme à femmes, qui sait l'histoire de presque toutes les personnes de son entourage,—ses maîtresses l'ont renseigné,—sait à un nom près quels amants la femme qu'il rencontre a eus avant lui, et, si elle n'en a pas eu, par qui elle se laisse plus volontiers approcher. Cela lui suffit pour savoir de même ce qu'il peut et doit espérer. Il voit cette femme deux fois, trois fois, et il devine avec une exactitude mathématique à quelle phase elle en est de son existence, si elle est heureuse ou malheureuse, occupée ailleurs et contente, lassée ou libre,—toutes observations qui nuancent à l'infini la direction, l'intensité, la forme et la marche de sa cour.

      Dans cette cour même, le tact de l'Amant professionnel se manifeste par des nuances encore, mais qui le différencient radicalement du frôleur, du toucheur, du plongeur, toutes variétés de l'homme à prétentions qui n'est jamais aimé. Il ne se permettra pas volontiers, par exemple, une de ces indiscrétions de manières dont les personnages en question sont coutumiers: baiser un bras un peu trop au-dessus du coude, tapoter trop longuement une main qui s'abandonne, prendre un pied qui s'avance sur un tabouret dans son soulier brodé et son bas de soie à jour, guigner d'un œul allumé une poitrine charmante et pencher la tête pour en mieux saisir les contours. Qui de nous n'a vu de soi-disant hommes à succès se livrer à ces vagues et puériles délices, témoignant ainsi qu'ils n'avaient jamais eu une vraie maîtresse, par leur ignorance de ces deux axiomes élémentaires en amour:

      VII

      Toute caresse sans conséquence risque de diminuer votre pouvoir sur une femme.

      VIII

      Une


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