André Cornélis. Paul Bourget

André Cornélis - Paul Bourget


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avait depuis quelques années quitté la Cour, et acheté, dans l'intention d'arriver plus vite à la grande fortune, un important cabinet d'affaires. Quelques relations officielles, une probité scrupuleuse, une entente accomplie des questions les plus ardues, une puissance rare de travail lui avaient assuré bien vite une place à part. Il occupait dix secrétaires, et le million et demi, dont nous héritâmes, ma mère et moi, n'était que le commencement d'une richesse qu'il voulait considérable, un peu pour lui, beaucoup pour son fils, mais surtout pour sa femme dont il était follement épris. Les notes et les lettres trouvées dans ses papiers attestèrent qu'il était, à l'époque de sa mort, en correspondance depuis un mois avec un certain William Henry Rochdale, ou soi-disant tel, chargé par la maison Crawford de San-Francisco, d'obtenir du gouvernement français une concession de chemin de fer dans la Cochinchine, alors tout récemment conquise. C'était à un rendez-vous avec ce Rochdale que mon père allait en nous quittant, après avoir déjeuné avec ma mère, M. Termonde et moi-même. Cela, l'instruction n'eut aucune peine à l'établir. Le lieu de ce rendez-vous était l'hôtel Impérial,—un grand bâtiment à longue façade, situé rue de Rivoli, pas très loin du ministère de la marine. Les incendies de la Commune ont détruit ce paquet de maisons, mais que de fois, durant mon enfance, j'ai demandé à ma bonne de passer là, pour regarder, avec une émotion poignante, la cour garnie de verdures, l'escalier et son tapis, la plaque de marbre noir incrustée de lettres d'or, l'entrée de cette funeste demeure vers laquelle ce pauvre père s'acheminait, tandis que ma mère causait avec M. Termonde et que je jouais auprès d'eux! Mon père nous avait quittés à midi un quart et il avait dû aller à pied en un quart d'heure, car le concierge de l'hôtel, après avoir vu le cadavre, le reconnut et se rappela que mon père lui avait demandé le numéro des chambres occupées par M. Rochdale, aux environs de midi et demi. Cet étranger était arrivé de la veille, et, après quelque hésitation, il s'était décidé pour un appartement au second étage, composé d'une chambre à coucher et d'un salon, le tout séparé du couloir par une petite pièce. Il n'était pas sorti depuis ce moment, et il avait pris dans son salon le dîner du soir, puis le déjeuner du lendemain. Le concierge se rappelait encore que, vers deux heures, ce même Rochdale était descendu, seul; mais, habitué aux continuelles allées et venues, cet homme n'avait même pas songé à se demander si le visiteur de midi et demi était ou non reparti. Rochdale avait remis la clef de son appartement, en donnant l'ordre, si quelqu'un venait pour lui, qu'on fît attendre en haut. Il était parti ainsi, de son pas tranquille, une serviette sous le bras, fumant un cigare, et il n'avait point reparu.

      La journée se passa. Vers la nuit, les femmes de chambre entrèrent dans l'appartement de l'étranger pour préparer le lit. Elles traversèrent le salon sans y rien remarquer d'anormal. Les bagages du voyageur, composés d'une grande malle très fatiguée et d'un petit nécessaire tout neuf, étaient là, ainsi que les objets de toilette disposés sur la commode. Le lendemain matin, vers midi, les mêmes servantes entrèrent, et, trouvant que le voyageur avait découché, elles ne se donnèrent pas d'autre peine que de recouvrir le lit sans s'occuper du salon. Le même manège se répéta le soir. Ce fut seulement le surlendemain qu'une de ces femmes, étant entrée dans l'appartement au matin, et trouvant de nouveau toutes choses intactes, s'en étonna, fureta un peu et découvrit sous le canapé un corps couché tout du long, la tête enveloppée de serviettes. Au cri qu'elle poussa, d'autres domestiques accoururent, et le cadavre de mon père,—c'était lui, hélas!—fut tiré de la cachette où l'assassin l'avait placé. Il ne fut pas malaisé de reconstituer la scène du meurtre. Un trou à la nuque indiquait assez que le malheureux avait été tué par derrière, presque à bout portant, sans doute quand il était assis à la table, examinant des papiers. Le bruit du coup n'avait pas été entendu, en raison de cette proximité même d'une part, puis à cause du fracas de la rue et aussi de la place du salon, isolé derrière son antichambre. D'ailleurs les précautions prises par le meurtrier permettaient de croire qu'il s'était muni d'armes assez soigneusement choisies pour que la détonation fût très légère. La balle avait touché la moelle allongée, et la mort avait dû être foudroyante. L'assassin avait préparé les serviettes toutes neuves et sans chiffres dont il enveloppa aussitôt le visage et le cou de sa victime, afin d'éviter toute trace de sang. Il s'était essuyé les mains à une serviette semblable et il avait employé pour cela l'eau de la carafe, qu'il vida ensuite à nouveau dans cette même carafe qu'on retrouva cachée sous le tablier baissé de la cheminée. Était-ce un vol ou une simulation de vol? Mon père n'avait plus sur lui ni sa montre, ni son portefeuille, ni aucun papier propre à reconnaître son identité, qu'une indication fortuite découvrit cependant aussitôt. Il portait à l'intérieur de la poche de sa jaquette une petite bande de toile, mise là par son tailleur, avec le numéro de la fourniture et l'adresse de la maison d'où venait le vêtement. On s'y transporta et c'est ainsi que l'après-midi qui suivit la triste découverte, et après les constatations légales, le corps put être déposé chez nous.

      Et l'assassin? Les seules données offertes à la justice furent bien vite épuisées. On ouvrit la malle laissée par ce mystérieux Rochdale,—mais ce n'était certainement pas son nom;—elle était remplie d'objets achetés au hasard, comme la malle elle-même, chez un marchand de bric-à-brac que l'on retrouva, et qui donna un signalement très différent de celui qu'avait fourni le concierge de l'hôtel Impérial, car il dépeignit le prétendu Rochdale comme un homme blond et sans barbe, tandis que le concierge le décrivait comme un homme très brun, très barbu, et très basané. On retrouva aussi le fiacre qui avait chargé la malle aussitôt achetée, et la déposition du cocher fut identique à celle du marchand de bric-à-brac. L'assassin s'était fait conduire par ce fiacre, d'abord dans une boutique d'objets de voyage, où il avait acheté un nécessaire, puis dans un magasin de blanc, où il s'était procuré les serviettes, puis à la gare de Lyon, où il avait déposé la malle et le nécessaire à la consigne. On retrouva l'autre fiacre, celui qui trois semaines plus tard l'avait amené de la gare à l'hôtel Impérial, et le signalement donné par ce second cocher se trouva être le même que celui de la déposition du concierge. On en conclut que dans l'intervalle de ces trois semaines l'assassin s'était grimé,—car les témoignages concordaient sur l'allure, le timbre de la voix, les manières et la carrure.—Cette hypothèse fut confirmée par un coiffeur du nom de Jullien, lequel vint raconter de lui-même ce singulier détail: un personnage au teint clair, aux cheveux blonds, glabre, grand et large d'épaules, comme le marchand de bibelots et le premier cocher décrivaient Rochdale, était venu, le mois précédent, à sa boutique, commander une perruque et une barbe assez bien exécutées pour qu'on ne pût le reconnaître. Il s'agissait, disait-il, de figurer dans une soirée costumée. Cet inconnu prit livraison, en effet, d'une perruque et d'une barbe noires; il se munit de tous les ingrédients nécessaires pour se grimer en Américain du Sud, il acheta du Khôl pour se noircir les paupières, une composition de terre de Sienne et d'ambre pour colorer son teint. Le maquillage lui réussit assez bien pour qu'il pût revenir chez Jullien sans que ce dernier le reconnût. Le coiffeur avait été trop étonné de cette perfection dans le déguisement, et aussi de l'étrangeté de ce bal masqué donné en plein été, pour que son attention ne fût pas attirée lors des articles des journaux sur le mystère de l'hôtel Impérial, comme on appela cette affaire. Mais quoi? cette révélation rendait plus difficile encore la tâche des magistrats en démontrant quelles précautions avait multipliées l'inconnu. On découvrit chez mon père deux lettres signées Rochdale, datées de Londres, mais sans leurs enveloppes, et toutes deux écrites d'une écriture renversée, que les experts jugèrent simulée. Il avait dû remettre quelque mémoire justificatif. Peut-être mon père le portait-il dans la serviette que l'assassin avait prise aussitôt son crime accompli. La maison Crawford de San-Francisco existait réellement, mais elle n'avait jamais formé le projet d'une entreprise de voie ferrée en Cochinchine. On était en présence d'un de ces problèmes criminels qui défient l'imagination. Ce n'était probablement pas pour voler que l'assassin avait multiplié à ce degré les habiletés de ses ruses. On n'attire pas un homme d'affaires dans un piège combiné avec cette perfection, pour lui dérober quelques billets de mille francs et une montre. Était-ce une vengeance? On fouilla dans la vie privée de mon père, et l'on découvrit qu'il avait eu quelques-unes de ces faiblesses communes aux jeunes gens de sa classe et de son temps. Il avait été lié autrefois avec une femme mariée, mais


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