André Cornélis. Paul Bourget

André Cornélis - Paul Bourget


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point aux garnements en tunique parmi lesquels je vais vivre. Ils ont leurs képis déformés. Presque tous leurs boutons sont arrachés. Leurs gros bas bleus tombent sur leurs souliers éculés. Ils achèvent d'user à l'intérieur des costumes de l'an passé. Plusieurs m'ont regardé avec curiosité dès les premières récréations de ce premier jour. Un d'entre eux m'a même demandé: «Que fait ton père?» Je n'ai pas répondu. Ce que j'appréhende avec une angoisse insoutenable, c'est qu'on me parle de cela. Hier, tandis que le train nous amenait à Versailles, mon beau-père et moi, dans ce vagon où nous n'avons pas échangé une parole, comme j'aurais voulu dire cette épouvante, le conjurer de ne pas me jeter au milieu d'autres enfants, ainsi abandonné à leurs indiscrètes férocités, lui promettre, si je demeurais à la maison, de travailler plus et mieux qu'autrefois! Mais le regard de ses yeux bleus est si aigu quand il se pose sur moi; j'ai besoin de tant d'efforts pour prononcer, en m'adressant à lui, ces enfantines syllabes, ce mot de «papa» que je dis toujours en pensée à l'autre, à l'endormi sans réveil possible qui est là-bas dans le cimetière de Compiègne! Et je n'ai pas supplié M. Termonde, et je me suis laissé enfermer au lycée sans une phrase de regret. J'aime encore mieux, plutôt que de m'être plaint à lui, errer comme je le fais parmi les étrangers. Maman doit venir demain, veille de son départ, et cette entrevue toute prochaine m'empêche de trop sentir l'inévitable séparation. Pourvu qu'elle vienne sans mon beau-père?...

      Elle est venue,—et avec lui. Dans ce parloir, décoré de mauvais portraits des élèves qui ont obtenu le prix d'honneur au concours général, elle s'est assise. Mes camarades causaient aussi avec leurs mères, mais laquelle était digne d'être aimée comme la mienne? Avec la sveltesse de sa taille, la grâce de son cou un peu long, ses yeux profonds, son fin sourire, encore une fois elle m'est apparue si belle! Et je n'ai rien pu lui dire parce que mon beau-père, «Jack», comme elle l'appelle avec la mutinerie d'une prononciation anglaise, était là aussi, entre nous. Ah! cette antipathie qui paralyse toutes les puissances affectueuses du cœur, l'ai-je assez connue alors, et depuis? J'ai cru voir que ma mère était étonnée, presque attristée de ma froideur à cette minute de nos adieux. Mais n'aurait-elle pas dû comprendre que je ne lui montrerais jamais ma tendresse, à elle, devant lui? Et elle est partie, elle voyage, et moi je suis resté...

      D'autres images surgissent qui me montrent notre salle d'étude pendant les soirs de ce premier hiver de mon emprisonnement. Le poêle de fonte rougeoie au milieu de cette salle éclairée au gaz. Un bol rempli d'eau est posé sur le couvercle de peur que la chaleur ne nous entête. Tout le long des murs court la ligne de nos pupitres, et derrière chacun de nous se trouve un petit placard où nous rangeons nos livres et nos papiers. Un grand silence pèse sur la vaste pièce, rendu comme plus perceptible par le bruissement des feuillets tournés, le grincement des plumes, et une toux étouffée de moment à autre. Le maître se tient là-bas, sur une estrade haute de deux marches. Il s'appelle Rodolphe Sorbelle, et il est poète. L'autre jour, il a laissé tomber de sa poche un papier chargé de ratures sur lequel nous avons déchiffré les vers suivants:

       Je voudrais être oiseau des champs,

       Avoir un bec,

       Chanter avec;

       Je voudrais être oiseau des champs,

       Avoir des ailes,

       Voler sur elles.

       Mais je ne puis en faire autant,

       Car j'ai le bec

       Beaucoup trop sec,

       Et je suis pion,

       Cré nom de nom!...

      Cette prodigieuse poésie a fait notre joie, à nous autres petits collégiens féroces. Nous la chantons continuellement, au dortoir, en promenade, en cour, fredonnant les dernières paroles sur l'air classique des «lampions». Mais le vieux chien de cour a la dent mauvaise, il se défend à coups de retenues et on ne le brave guère en face. La lampe suspendue au-dessus de sa tête éclaire ses cheveux d'un gris verdâtre, son front rouge, et son paletot jadis bleu, aujourd'hui blanchâtre à force d'usure. Il rime sans doute, car il écrit, il efface, et, par instants, il relève ce front où les veines se gonflent, ses gros yeux bleus, qui expriment une si réelle bonté lorsque nous ne le tourmentons pas de nos taquineries, fouillent la salle et font le tour des trente-cinq pupitres. Moi aussi je regarde ces compagnons de mon esclavage actuel. Ils ont des visages que je commence à si bien connaître: Rocquain, tout petit, avec un nez trop grand, rouge dans une face longue et blême;—Parizelle, immense, avec sa mâchoire en avant. Il est blond, il a des yeux verts, des taches de rousseur, et par gageure, l'autre été, il a mangé un hanneton. Il y a aussi Gervais, un brun tout frisé, qui écrit son testament chaque semaine. Il m'a communiqué le dernier de ces opuscules où se trouve cette clause: «Je lègue à Leyreloup un bon conseil enfermé dans ma lettre à Cornélis». Leyreloup est son ancien ami qui lui a joué le tour de le rouler, l'automne dernier, dans un tas de feuilles sèches, entraîné à cette malice par le grand Parizelle, que le rancuneux Gervais considère depuis lors comme un scélérat, et le conseil enfermé dans la lettre posthume est un avis de défiance à l'égard du géant... Tout ce petit monde est la proie de mille intérêts puérils et qui, dès cette époque, m'apparaissent tels, quand je les compare aux souvenirs que je porte en moi. Et eux aussi, mes camarades, semblent comprendre qu'il y a dans ma vie quelque chose qui n'est pas dans la leur; ils ne m'ont infligé aucune des misères qui sont l'épreuve accoutumée des nouveaux, mais je ne suis l'ami d'aucun d'eux, excepté de ce même Gervais qui va en rangs avec moi lorsque nous sortons. C'est un garçon imaginatif et qui dévore chez lui une collection de numéros du Journal pour tous. Il a découvert là une suite de romans qui s'appellent: l'Homme aux figures de cire, le Roi des Gabiers, le Chat du bord, et, de jeudi en jeudi, les jours de promenade, il me les raconte. Le fond tragique de mes rêveries me fait trouver un étrange plaisir à ces récits où le crime joue le rôle principal. J'ai eu le malheur de dire cette malsaine distraction à ma bonne tante, et le proviseur a séparé le feuilletoniste improvisé de son public. On nous défend, à Gervais et à moi, d'aller ensemble à la promenade. Ma tante Louise a cru ainsi calmer les frénésies d'une sensibilité qui l'effraye. Pauvre femme! Ni la sollicitude de sa tendresse, ni les soins pieux de sa prévoyance,—elle vient de Compiègne à Versailles chaque dimanche pour me faire sortir,—ni mon travail,—car je redouble d'efforts pour que mon beau-père ne puisse pas triompher de mes mauvaises notes,—ni ma religion exaltée,—car je suis devenu le plus fervent de nous tous à la chapelle,—non, rien n'apaise l'espèce de démon intérieur qui me ravage l'âme. Durant les études du soir, et dans mes repos entre deux séances de travail, je relis une lettre dont l'enveloppe porte un timbre à l'effigie du roi Victor-Emmanuel. C'est ma pâture de la semaine que ces pages qui me viennent de maman. Elles me disent sur son voyage beaucoup de détails que je ne comprends guère. Ce que je comprends, c'est qu'elle est heureuse, sans moi, hors de moi;—c'est que la pensée de mon père et de sa mort mystérieuse ne la hante pas?—c'est surtout qu'elle aime son nouveau mari, et je suis jaloux, misérablement, vilainement jaloux. Mon imagination, qui a ses lacunes étranges, a ses minuties singulières... Je vois ma mère dans une chambre d'hôtel, et, disposées sur une table, les pièces de son nécessaire de voyage qui sont en vermeil avec son chiffre en relief, son prénom tout entier et la première lettre de son nom de femme entrelacée aux lettres de ce prénom: Marie C...—Ah! n'était-ce pas son droit de refaire loyalement son existence? Pourquoi renierait-elle son passé? Pourquoi ce mélange de ce passé à son présent me fait-il si mal,—si mal que tout à l'heure, au dortoir, étendu sur mon étroit lit de fer, je ne pourrai pas fermer les yeux?

      Qu'elles me semblaient longues, ces nuits, lorsque je me couchais sur cette impression-là, et comme je luttais en vain pour obtenir l'anéantissement de mon esprit dans le doux abîme du sommeil! Je demandais ce sommeil à Dieu, de toutes les forces de ma piété d'enfant. Je disais mentalement douze fois douze Pater et douze Ave,—et je ne dormais pas. J'essayais alors de me forger une chimère. J'appelais ainsi un bizarre pouvoir dont je me savais doué. Tout petit garçon, et une fois que je souffrais d'une rage de dents, j'avais fermé les yeux, ramené mon âme sur elle-même et forcé mon esprit à se représenter une scène heureuse dont je fusse le héros. J'avais


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