La Bretagne: Paysages et Récits. Eugène Loudun
qui vous pousse, qui naît du désordre des idées et que notre temps a justement appelé d'un nom nouveau, la fantaisie. Les âges précédents ont cherché, amassé, rapproché ; tous les matériaux sont prêts sous sa main ; il n'a plus qu'à les prendre : c'est le génie même de l'époque qui, libre et aisé, produit et se joue en mille formes, et, comme un vase rempli, n'a qu'à s'épancher pour faire déborder ses trésors. Alors l'imagination partout éclate, vive et colorée ; un même esprit, dans les monuments d'art comme dans la littérature, crée les ornements variés des églises, invente les fabliaux et les contes, trouve à chaque instant des images nouvelles pour représenter les opinions, les idées et les mœurs ; et cette imagination, loin de se fatiguer, féconde ; car ce n'est pas une production factice de serre chaude, c'est la floraison naturelle d'un arbre en son printemps, toute une suite de siècles qui se couronnent dans le dernier. Et voilà pourquoi les artistes, auteurs de toutes ces œuvres, sont inconnus. Ces œuvres ne sont pas d'eux, elles sont du peuple entier ; ce n'est pas leur pensée qu'ils ont rendue, mais la pensée de tous, de leurs pères et de leurs ancêtres, avec laquelle ils sont nés, ils ont été élevés et ont vécu, qui a pénétré tout leur être, et est devenue comme une partie même de leur âme. Ainsi, ils ont senti, compris, exprimé sans effort, et ces monuments de l'art sont, non la marque de leur talent et de leur passage sur terre, mais le témoignage de leur piété et de leur foi, de la piété et de la foi de tout un peuple.
La même foi des anciens jours persiste encore dans la Bretagne : si l'on en doutait, que signifient ces signes multipliés d'une piété qui ne s'affaiblit pas, ces écharpes de cachemire, dons des femmes de l'aristocratie, qui couvrent les autels de la cathédrale de Tréguier, et ces offrandes du pauvre, ces faisceaux de béquilles appendues au Folgoat par les infirmes guéris ? et ces pèlerinages de milliers d'hommes qui, chaque année, viennent, comme une armée, entourer de leurs longues lignes aux cent replis l'église de Sainte-Anne d'Auray ? et ces tableaux miraculeux qui tapissent du haut en bas l'église de la mère de la Vierge, trop petite pour ce musée chrétien incessamment renouvelé ? A chaque pas s'élèvent des chapelles et des églises neuves : à Saint-Brieuc, on en construit plusieurs à la fois ; Lorient, ville toute peuplée de marins et de soldats, vient d'élever à ses portes une église dans le goût du XIVe siècle ; Vitré donne à son église un clocher neuf et une chaire sculptée ; les petits villages dressent, dans leur cimetière, des calvaires à personnages comme au moyen âge ; le calvaire de Ploezal, entre Tréguier et Guingamp, est daté de 1856 ; Dinan restaure et agrandit sa belle église de Saint-Malo ; Quimper lance dans les airs deux flèches hardies sur les tours de sa cathédrale ; la chapelle de Saint-Ilan, modèle de grâce et d'élégance, s'élève toute blanche, au bord de la mer, au milieu des toits calmes de sa colonie pieuse ; Nantes, en même temps qu'elle bâtit plusieurs églises nouvelles, achève son immense cathédrale, dôme de Cologne de la Bretagne, auquel tous les siècles ont mis la main, et construit cette église Saint-Nicolas, reproduction presque parfaite de l'art religieux au temps de saint Louis, œuvre digne des plus beaux temps de l'art religieux, et qu'a suffi à accomplir en moins de dix ans le zèle de son pasteur et la piété de ses enfants, avec le produit de leurs aumônes et de leurs dons. Il y a quelques années, à Guingamp, on dédia à la sainte Vierge une chapelle placée à l'extérieur de l'église : statues peintes des douze Apôtres, autel resplendissant, voûte azurée aux étoiles d'or, nulle dépense ne fut épargnée, nulle décoration ne parut trop splendide pour orner le sanctuaire de la Vierge ; il s'y trouva cinquante mille personnes le jour de l'inauguration. Ce sont là les fêtes nationales des Bretons ; ailleurs, les peuples se pressent au passage des princes ou aux anniversaires de révolutions qui se succèdent ; eux accourent de toutes les parties de la Bretagne pour assister au couronnement de la Reine du ciel.
Et quelle piété, quel recueillement, quelle gravité dans le maintien de ces hommes et de ces femmes agenouillés sur le pavé des églises ! Ce n'est qu'à la Trappe que j'ai vu une absorption aussi complète de l'être humain dans une pensée qui le remplit : il semble que toutes les fonctions de leur vie soient anéanties ; immobiles dans leur prière, ils demeurent en cette contemplation absolue où l'on se représente les saints, envahis par un sentiment de vénération, de soumission et d'humilité, où l'homme disparaît et où il ne reste plus que le chrétien. Voilà ce qui est plus expressif que tous les monuments ; ces actes journaliers d'une dévotion toujours égale montrent l'état habituel de l'âme.
Traversez, un jour de marché, la place de quelque ville ou bourg du Finistère : l'aspect en est varié et animé ; ce marché, c'est une file de petites voitures, et sur toutes ces petites voitures, toutes sortes de marchandises, des rubans de velours et des boucles pour les chapeaux d'hommes, des ornements de laine tressés sur des roseaux pour les chaussures des femmes, des épingles bariolées, à dessins enroulés avec des perles de verre, des porte-pipes de bois, de petites pipes microscopiques, de petits instruments pour allumer la pipe, etc. Sous les tentes de ces petits magasins roulants, une foule d'hommes et de femmes, les femmes avec leurs coiffures de diverses formes, leurs grands fichus blancs arrondis sur le dos et finissant en deux pointes sur la poitrine ; les hommes avec leurs braies étroitement serrées, tombant très-bas et attachées sur les hanches, de manière à laisser passer la chemise entre la braie et la veste, le chapeau aux grands bords recouvrant leurs longs cheveux souvent relevés dessous et le bâton à la main, ne se pressant pas, marchant à pas comptés, faisant leurs marchés sans hâte. Mais voilà midi : de la haute tour du clocher de l'église voisine, tombe le coup retentissant de midi ; les douze coups lentement résonnent ; aussitôt, à ce dernier coup, tout mouvement cesse, tout le monde s'arrête, tout se tait, un grand silence plane sur la place ; tous ces hommes, d'un même mouvement, ôtent leurs grands chapeaux, leurs longs cheveux tombent sur leurs épaules, et tous se mettent à genoux, se signent et murmurent à voix basse l'Angelus. L'étranger, au milieu de cette foule prosternée, s'étonne lui-même de rester debout, et s'incline comme involontairement. Puis la prière de la Vierge finie, ils se relèvent, le mouvement recommence, et l'on entend sur la place ce bruit sourd qui ressemble au murmure de la mer éloignée.
Il me semble les voir encore dans l'église de Cast (Finistère). C'était un dimanche, à l'heure des vêpres ; la cloche sonnait dans le clocher à jour, et, sur la route, devant l'église, était amassée une grande foule, hommes et femmes, causant par groupes, doucement et sans bruit. La cloche cessa de sonner ; les groupes se rompirent aussitôt, se séparant en deux bandes, d'un côté les femmes, de l'autre les hommes, se dirigeant vers l'église. Les femmes entrèrent les premières ; en un moment, la nef en fut remplie ; au milieu, les jeunes filles de la confrérie de la Vierge, toutes en blanc, mais toutes les vêtements ornés de broderies d'or et d'argent, des rubans d'or serrant le bras, des ceintures d'argent et d'or ceignant la taille et retombant en quatre bandes par derrière sur la jupe plissée, le cœur d'or et la croix sur la poitrine ; dans les contre-allées, les femmes et les mères, en costume plus varié, et vivement coloré, des coiffes à fonds bleus et jaunes, des rubans bleus lamés d'argent sur le casaquin brun, des jupes rouges, des bas à coins brodés d'or. Toutes étaient à genoux sur le pavé, la tête inclinée, le chapelet entre les mains, dans un silence recueilli.
Puis, quand les femmes furent placées, une autre porte s'ouvrit par un côté de l'église, c'était le tour des hommes ; ils entrèrent, à la file, d'un pas grave et lent, et c'était un spectacle étrange et imposant. Autant les femmes, dans leur costume bariolé, étaient scintillantes de vives couleurs, autant celui des hommes était simple et sévère, ce qui saisissait l'attention, ce n'étaient pas leurs vêtements presque uniformes, leurs longues vestes brunes, seulement bordées d'un galon rouge, leurs larges braies bouffantes ; c'était leur tête carrée, les longs traits de leur physionomie, ces grands cheveux plats, couvrant entièrement leurs fronts comme une toison épaisse, et descendant en longues nappes sur leurs épaules et sur leur dos jusqu'au milieu des reins. Tous, enfants et hommes faits, portaient le même costume, tous leurs longs cheveux noirs qui, à l'air, prennent une teinte d'un roux sombre, et sous ces longs cheveux tombant sur les sourcils épais, leurs yeux avaient une expression énergique et je ne sais quelle fermeté dure. On eût dit que ce n'étaient point des hommes de notre pays et de notre temps ; ces visages graves et immobiles, les regards brillants qu'ils attachaient sur l'étranger, comme pour pénétrer sa pensée, ces chevelures incultes