Petite légende dorée de la Haute-Bretagne. Paul Sébillot
LX
PRÉFACE
Les légendes qui figurent dans ce petit recueil ont un caractère très nettement déterminé: elles sont avant tout locales, ou tout au moins localisées par les conteurs, qui ne manquent pas d'indiquer les lieux où se sont passés les actes, dont le souvenir n'a souvent survécu qu'à l'état fragmentaire: la mer conserve la trace des saints qui l'ont parcourue, les rochers portent à jamais les empreintes qu'ils y ont laissées; des fontaines ont jailli sous leurs pas, et la piété populaire a jalonné leur passage en construisant des chapelles ou en érigeant des croix. Leurs sanctuaires sont le centre d'un culte qui est particulier à une région et auxquels ses fidèles, parfois assez rares, demeurent très attachés.
Parmi ces saints que l'on pourrait appeler nationaux en raison de leur naturalisation populaire, il en est que l'Église ne reconnaît pas, d'autres qui ne sont même pas mentionnés dans la Vie des saints de Bretagne, pourtant si profondément légendaire; parfois le clergé du diocèse où se trouve la petite chapelle placée sous leur vocable, la petite croix qui leur est dédiée, ou la fontaine qui porte leur nom, ne leur rend aucun culte et ignore même presque leur existence.
Le peuple, lui, les connaît, et jusqu'à ces derniers temps il a conservé dans sa mémoire leur petite légende dorée, souvent plus intéressante au point de vue des traditions que celle de beaucoup de bienheureux célèbres. Mais elle n'est guère racontée que dans le voisinage du petit monument qui porte le nom du saint obscur, mais pourtant aimé, que l'on regarde dans le pays comme une sorte de divinité locale. Toutefois si le culte persiste encore, la légende va s'effaçant un peu tous les jours, comme ces pierres tombales des églises, jadis sculptées en relief, dont le pied des passants a rongé peu à peu les ornements et les inscriptions. Celles qu'on peut encore retrouver aujourd'hui,—j'allais dire déchiffrer,—sont généralement courtes; au lieu d'une vie entière, il ne subsiste plus que des épisodes, ou une sorte d'abrégé d'une tradition, sans doute mieux sue jadis et plus développée.
J'ai fait de mon mieux pour sauver tout au moins les débris qui en subsistent encore. Les quelques récits qui ont paru en 1885 dans la Revue de l'histoire des religions m'ont attiré de précieuses communications; j'ai continué à enquêter autour de moi, et en réunissant aux récits ainsi recueillis ceux puisés par divers auteurs dans la tradition orale, je suis parvenu à réunir environ quatre-vingts légendes.
Comme beaucoup de ces saints sont souvent à peu près inconnus dès qu'on s'éloigne du lieu qui leur est consacré, leur légende n'est sue que de bien peu de gens, dont le nombre va en diminuant tous les jours; ce sont surtout les vieillards qui la connaissent: la jeune génération l'ignore ou la traite avec dédain. Il faut beaucoup de patience et un peu de bonheur pour arriver à rencontrer la personne, peut-être unique, qui la conserve encore avec quelque précision. Il m'a été relativement plus facile de recueillir en Haute-Bretagne près d'un millier de contes populaires que de trouver le demi-cent de courtes légendes de ce volume qui sont dues à mon enquête personnelle. Sans que j'aie fait porter spécialement sur elles l'effort de mon exploration, je puis dire sans exagérer que je m'en suis occupé pendant une vingtaine d'années. Mais les conteurs sont, en ce qui regarde ces légendes, assez défiants; ils ne les disent pas volontiers, craignant sans doute qu'on ne se moque des récits naïfs, transmis de génération en génération, qui racontent des épisodes de la vie des petits saints. Presque toujours ils s'expriment avec un certain respect, même quand ils rapportent des traits, assez rares d'ailleurs, qui n'ont pas toute la gravité qui convient à la légende dorée. Mais il n'est que juste de remarquer que tel passage, qui nous paraît vulgaire ou bizarre, semble tout naturel au conteur, qui n'y entend pas malice. Dans deux ou trois récits seulement intervient la note comique, et même un peu irrévérencieuse en apparence; mais il ne faudrait pas y voir une idée de moquerie ou de scepticisme à l'égard des bienheureux populaires. Presque toujours ceux qui leur ont manqué de respect sont, ainsi qu'on le verra dans toute une série de récits, trop punis, même pour des fautes assez vénielles, pour que les conteurs se permettent autre chose qu'une plaisanterie, qui ne leur semble pas déplacée.
Dans les légendes que j'ai recueillies moi-même comme dans celles que j'ai empruntées à divers auteurs, il en est qui forment des récits à peu près complets, le plus souvent assez courts, où l'on rencontre des épisodes poétiques ou gracieux dans leur naïveté, qui ne dépareraient pas une Vie des Saints de Bretagne; d'autres ne présentent plus guère que des fragments assez frustes: en historien fidèle, je les ai rapportés sans essayer de les restaurer. Ce sont en quelque sorte des pièces d'un musée hagiographique de la Haute-Bretagne: à côté de statuettes entières ou à peu près, il en est d'autres qui ont gravement souffert des outrages du temps, et dont il ne reste guère que des tronçons.
Si mutilées qu'elles soient, quelques-unes de ces légendes ont conservé des détails qui méritent d'être notés. Plusieurs se retrouvent dans ce fonds de merveilleux antérieur au christianisme, qui a fini par se mêler au merveilleux chrétien. Parfois le saint paraît avoir emprunté des épisodes entiers de sa vie à d'anciennes et obscures divinités locales, de même qu'aux yeux du peuple, il a gardé les vertus de protection, de bonheur ou de guérison, que les petits dieux inconnus auxquels il a succédé passaient pour posséder il y a deux mille ans.
Dans mes notes j'ai relevé, aussi exactement que je l'ai pu, les particularités physiques qui se trouvent dans le voisinage des lieux