Le château de La Belle-au-bois-dormant. Pierre Loti

Le château de La Belle-au-bois-dormant - Pierre Loti


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maison familiale....

      «Dans l'île».... Quand j'étais tout petit enfant, j'entendais prononcer ces mots avec une nuance de respect et de regret par ma grand'mère, qui était une exilée de sa demeure et de ses terres d'Oleron; de même, par ma bonne qui était une exilée de son village d'ici.... Et «l'île» avait en ce temps-là pour moi un mystérieux prestige: que rien, sans doute, dans ma promenade de ce jour, ne me rappellera plus....

      Mon fils a désiré emmener son domestique et il a aussi recruté en route un de ses grands amis, qu'il a connu naguère matelot, planton à mon service, et qui est maintenant pêcheur sur cette côte. Nous sommes donc quatre à présent, pour ce pèlerinage.

      Il pleut toujours, il pleut à verse, et, dans cette voiture fermée, on voit à peine la campagne qui fuit, tout embrouillée d'eau; aussi bien pourrait-on se croire n'importe où.

      Mais voici pourtant que le sentiment d'être «dans l'île» me saisit d'une façon brusque et presque poignante, avec un rappel soudain des mélancolies de mon enfance.... Être «dans l'île», être déjà un peu séparé du reste du monde, être entré dans une région plus tranquille et moins changée depuis le vieux temps!... C'est un petit hameau, aperçu à travers les vitres rayées de pluie, qui m'a jeté au passage ce sentiment-là, un petit hameau tout blanc, tout blanc, d'une blancheur orientale, avec des portes et des fenêtres vertes: ses trois maisonnettes invraisemblablement basses, son moulin à vent qui tourne, les moindres pierres de ses enclos, tout cela, blanc comme du lait jusque par terre. Et, se détachant sur cette laiteuse blancheur, de naïves bordures de giroflées rouges.... Le caractère du pays d'Oleron est presque tout entier dans cette chaux immaculée dont les plus humbles logis s'enveloppent, et dans ces fleurs, écloses à profusion le long des petits murs.

      Maintenant mon fils, à chaque maison du chemin, me demande si celle-ci «était du temps de mon enfance», si elle est nouvelle ou si je la reconnais. Cette enfance, qui me paraît, à moi, si proche encore et pour ainsi dire présente, lui fait, à lui, évidemment, l'effet d'être déjà très reculée dans le passé, comme me semblait, à son âge, l'enfance de mon père ou de ma mère.

      Dans la monotonie de la route, de la voiture fermée et de la pluie, mon esprit, par instants, se rendort; j'oublie où nous allons et où nous sommes. Mais chaque nom de ferme ou de village, redit quand nous passons, par le matelot qui nous accompagne, chante à mon oreille un refrain d'autrefois....

      «A présent, grand'mère, raconte-moi des histoires de l'île d'Oleron!»—C'était généralement à la tombée d'une nuit d'hiver que je disais cela, en venant m'asseoir, tout petit, au pied de la chaise de l'aïeule. Je me faisais décrire l'ameublement de la vieille demeure, le costume et la figure d'ancêtres morts il y aura bientôt cent ans. Mais je demandais surtout les aventures de route, le récit des grands orages qui vous surprenaient, en rase campagne ou sur la mer, quand on allait visiter des vignes éloignées ou bien quand on se rendait de la maison de Rochefort à la maison de l'île,—et à tout cela, bien entendu, les noms de ces villages et de ces fermes revenaient se mêler constamment....

      Il pleut toujours. Déjà loin, derrière nous, le clocher de Dolus (un village à mi-chemin) se profile sur le gris des nuages, au-dessus d'un bois. Cela, c'est un aspect de jadis, qui n'a pu changer. Jadis, au temps de l'enfance de ma mère, ou même au temps plus reculé de l'enfance de mes aïeules, quand avait lieu ce va-et-vient de la famille entre Rochefort et Oleron, quand s'accomplissaient, à la manière ancienne, sur des chevaux ou sur des ânes, tous ces voyages,—qui plus tard me furent contés entre chien et loup, aux crépuscules d'hiver,—jadis, ce clocher de Dolus, dans les ciels pluvieux d'alors, se dressait pareil au-dessus de ce même bois.

      D'ailleurs, Saint-Pierre n'est plus très loin, et cette approche, semble-t-il, suffit pour aviver en moi des images qui s'effaçaient, fait sortir de l'ombre et reparaître aux yeux de ma mémoire les respectables et chers visages, aujourd'hui retournés à la poussière....

      Notre voiture, plus bruyamment tout à coup, roule sur des pavés, dans des petites rues paisibles, désertes et blanches;—et c'est Saint-Pierre, où nous venons enfin d'entrer!... Mais la banalité de l'hôtel campagnard où l'on nous arrête, les détails ordinaires de l'arrivée, tout cela est pour couper mon rêve, dès l'abord. Et je ne retrouve plus rien; j'ai seulement le coeur serré, à cause de ce temps sombre, je suis déçu et je m'ennuie.

      Cependant, par les petites rues mornes que les averses ont lavées, rencontrant quelques bonnes femmes en coiffe et en «quichenotte»,[1] nous allons nous acheminer à présent vers cette maison qui est le but de notre voyage.

      Je crains de ne plus m'y reconnaître, après tant d'années, et je questionne une jeune fille qui nous regardait passer.

      —Ah! la maison du défunt pasteur! me répond-elle. Tout droit, monsieur, et, après le tournant là-bas, vous la trouverez à votre gauche.

      Un calme un peu angoissant émane aujourd'hui pour moi de cette petite ville, assombrie de nuages marins. Derrière des vitres, ça et là, d'honnêtes figures nous observent, avec une curiosité discrète. Et cela m'oppresse de sentir partout alentour des existences bornées et encloses—auxquelles devaient ressembler beaucoup, avec seulement un peu d'apparat et de grandeur patriarcale, les existences des mes ancêtres d'ici.

      Mon fils, qui me suit entre ses deux amis, a fini pour un temps déjouer avec eux et ne dit plus rien, les yeux très ouverts, l'imagination très inquiétée de ce qu'il va voir. La pluie a cessé, mais le vent d'ouest souffle avec violence; le ciel reste lourd et obscur, exagérant la blancheur des pavés, la blancheur de la chaux sur les vieilles murailles.

      Quelques pas encore, après le tournant indiqué.... Et tout à coup, avec une commotion au coeur que je n'attendais pas, me croyant moins près d'arriver, je la reconnais, là devant moi, l'antique maison familiale.... Elle est d'ailleurs exquise dans sa vétusté bien plus que je ne l'espérais; la plus vaste et visiblement l'aînée de celles du voisinage; toute fermée, il va sans dire, avec un air de paix et de mystère, d'immobilité presque définitive, comme si elle sommeillait depuis déjà des années sans nombre et ne devait plus être réveillée. Son grand portail cintré,—que j'avais vu reproduit, l'automne dernier, au théâtre, dans Judith Renaudin,—sa petite porte latérale et ses vieux auvents, tout cela est d'un vert délicieusement décoloré, dans la blancheur des couches de chaux qui l'ensevelissent. Elle semble être l'âme de ce vieux petit quartier mort qui l'entoure et qui, en plus de sa tristesse d'abandon, exhale aussi l'inexprimable tristesse des îles....

      Les clefs, je les trouverai, m'a-t-on dit, chez une certaine vieille Véronique, laquelle fut servante du défunt pasteur, et s'est placée à présent dans une maison vis-à-vis de la mienne.

      Je frappe donc au logis d'en face,—et une porte s'ouvre: mon Dieu, mais c'est là précisément que s'étaient retirées mes vieilles tantes!... Moi, qui n'y avais pas fait attention du dehors!... C'est là que j'étais venu pour la dernière fois, en vacances de Pâques, séjourner chez elles, quand j'avais l'âge de mon fils.... Je reconnais cette cour, ce petit jardin, comme si hier à peine je les avais quittés. Et ces vieilles tantes, cousines de ma mère, je les revois si bien toutes les trois, dans leurs pareilles robes de soie noire, dont l'usure décente était perceptible à mes yeux d'enfant!... Leurs attitudes et leurs yeux disaient que d'étranges malheurs s'étaient appesantis sur elles; on les sentait très pauvres,—malgré d'anciennes jolies choses, des bagues, des éventails, des porcelaines de Chine, conservées encore dans leurs armoires. Et j'avais passé chez elles huit jours de mélancoliques et solitaires vacances, en un mois de mars déjà fort lointain, sous des nuées basses comme celles de cette heure, tandis que soufflait un continuel grand vent d'équinoxe....

      Véronique, coiffée à la mode de Saint-Pierre,—le toquet blanc laissant paraître deux bandeaux bien lisses sur le front et un petit rouleau de cheveux bien net sur la nuque,—est une bonne vieille, très brune, suivant le type de l'île, avec un calme visage et un profil de médaille. Elle devine aussitôt qui je dois être, et s'en va chercher son trousseau


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