Le château de La Belle-au-bois-dormant. Pierre Loti

Le château de La Belle-au-bois-dormant - Pierre Loti


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fini de cueillir, une gerbe de lilas et de tulipes, toute ruisselante de pluie tiède. Son ravissement n'a pas faibli; il me fait promettre que je la remeublerai comme autre fois, cette demeure, qu'il y passera ses vacances prochaines et que même nous reviendrons nous y fixer.

      Je lui dis oui, comme on dit aux enfants, surtout lorsqu'il s'agit de l'avenir éloigné. Mais, en réalité, qu'en ferons-nous bien, de cette maison? Résider ici, fût-ce même en passant, résider au milieu de cette île, redevenir quelqu'un de cette petite ville morne, voir chaque matin à mon réveil ce jardin-cimetière, non je ne pourrais plus!... A moins que ce ne soit plus tard dans la suite des années, si, quelque part en Orient, je ne tombe pas au bord d'un chemin.... Oui, plus tard, qui sait, rentrer ici pour le déclin de ma vie, puis dormir dans ce vieux sol où gisent des ossements d'ancêtres.... Et qu'on inscrive alors sur ma pierre ce verset de l'Ecriture: «Celui-là est venu de la grande tribulation»!...

      A côté de mon fils, sur les marches du seuil, je m'assieds pour songer, dans ce silence, au milieu décès herbes. Jamais avec autant d'effroi je n'avais entrevu l'abîme, le définitif abîme ouvert entre ceux qui vivaient ici et l'homme que je suis devenu. Eux étaient les sages et les calmes, et ma destinée, au contraire, fut de courir à tous les mirages, de sacrifier à tous les dieux, de traverser tous les pandémoniums et de connaître toutes les fournaises....

      En ce moment, des phrases me reviennent à la mémoire, prononcées par mon cher Alphonse Daudet, un jour où nous causions de mes origines et de mes ascendants de Saint-Pierre-d'Oleron: «Toi, vois-tu,—me disait-il, en riant avec compassion et mélancolie,—tu as surgi là comme un diable qui sort d'une boîte. Plusieurs générations, qui étouffaient de tranquillité régulière, ont tout à coup respiré éperdument par ta poitrine.... Tu paies tout ça, Loti, et ce n'est pas ta faute....» Est-ce que je sais, moi, si je suis responsable, ou si c'est mon temps qu'il faut accuser, ou si simplement je paie ou j'expie? Mais ce que je vois bien, c'est que la mousse et les fleurettes sauvages ont pris possession de ces marches sur lesquelles nous sommes, et que nous n'aurions pas dû les troubler par notre présence étrangère. Et, ce que je sens bien, c'est que l'ombre triste de ces vieux arbres descend comme un reproche sur ma tête.—Non, ils ne me reconnaîtraient point pour un des leurs, les ancêtres de l'île, et leur maison ne saurait plus être la mienne. Ils avaient la paix et la foi, la résignation et l'éternel espoir. L'antique poésie de la Bible hantait leurs esprits reposés; devant la persécution, leur courage s'exaltait aux images violentes et magnifiques du livre des Prophètes, et le rêve ineffablement doux qui nous est venu de Judée illuminait pour eux les approches de la mort. Avec quelle incompréhension et quel étonnement douloureux ils regarderaient aujourd'hui dans mon âme, issue de la leur!... Hélas, leur temps est fini, et le lien entre eux et moi est brisé à jamais.... Alors, revenir ici, pourquoi faire?

      D'ailleurs, une seconde fois, je ne retrouverais sans doute même pas les impressions profondes de cette journée; il n'y aurait plus, pour mes suivants retours, ces nuages et cette saison, ce renouveau d'avril entre ces murs abandonnés, ce jardin refleuri sous ce ciel noir, rien de ce qui agit à cette heure sur le misérable jouet que je suis de mes nerfs et de mes yeux.

      Le mieux serait donc, il me semble, de laisser sommeiller toutes ces choses, de refermer respectueusement cette porte, comme on scellerait une entrée de sépulcre,—et de ne plus l'ouvrir, jamais....

       Table des matières

      «Il y a deux choses que Dieu même ne peut pas faire: un vieil arbre et un gentilhomme.»

       (Vieux proverbe de Bretagne.)

      Souvent j'ai jeté un appel d'alarme vers mes amis inconnus pour qu'ils m'aident à secourir des détresses humaines, et toujours ils ont entendu ma voix. Aujourd'hui il s'agit de secourir des arbres, de nos vieux chênes de France que la barbarie industrielle s'acharne partout à détruire, et je viens implorer: «Qui veut sauver de la mort une forêt, avec son château féodal campé au milieu, une forêt dont personne ne sait plus l'âge?»

      Cette forêt-là, j'y ai vécu douze années de mon enfance et de ma prime jeunesse; tous ses rochers me connaissaient, et tous ses chênes centenaires et toutes ses mousses. Le domaine appartenait alors à un vieillard qui n'y venait jamais, vivait cloîtré ailleurs, et qu'en ce temps-là je me représentais comme une sorte d'invisible personnage de légende. Le château restait livré à un régisseur, campagnard solitaire et un peu farouche, qui n'ouvrait la porte à personne; on ne visitait pas, on n'entrait pas; j'ignorais ce que pouvaient cacher les liantes façades closes et ne regardais que de loin les grandes tours; mes promenades d'enfant en forêt s'arrêtaient au pied des terrasses moussues, enveloppées de la nuit verte des arbres et de leur silence.

      Ensuite, je m'en suis allé courir par toute la Terre, mais le château fermé et ses chênaies profondes hantaient mon imagination toujours; entre mes longs voyages, je revenais comme un pèlerin ramené pieusement par le souvenir, me disant chaque fois que rien des lointains pays n'était plus reposant ni plus beau que ce coin si ignoré de notre Saintonge. Le lieu du reste se maintenait immuable: aux mêmes tournants des bois, entre les mêmes rochers, je retrouvais les mêmes graminées fines, les mêmes fleurettes exquises et rares; dans les clairières, sur les tapis des lichens jamais foulés, je voyais, ça et là, comme autrefois, pareilles à des turquoises, les petites plumes bleues tombées de l'aile des geais; dans les fourrés, les renards en maraude poussaient leurs mêmes glapissements du soir. Rien ne changeait; seulement les mousses épaississaient leurs velours sur les marches des perrons, les capillaires délicats gagnaient lentement les terrasses, et, dans les marais d'en bas, les fougères d'eau se faisaient plus géantes.

      Or cette situation de délaissement, invraisemblable à notre époque utilitaire, s'était prolongée plus d'un demi-siècle, et on se disait que ce sommeil du château peut-être durerait longtemps encore, comme il arriva pour celui de la Belle-au-Bois-Dormant. Mais voici que le vieillard invisible vient de mourir, rassasié de jours; ses héritiers vont vendre le domaine enchanté, et des coupeurs de forêts sont là prêts à acheter pour abattre: songez donc, il y aurait deux cent mille francs de bois réalisables tout de suite, et la terre resterait!

      Avec quelle mélancolie, l'autre jour, un après-midi de fin d'été, je suis revenu là faire un pèlerinage qui pourrait bien être le dernier! L'un des nouveaux héritiers—jusqu'alors un inconnu pour moi,—averti de ma visite, avait eu la bonne grâce de me précéder pour me recevoir. Mais je voulais d'abord à être seul, et, laissant ma voiture à une demi-lieue du château, en familier de ces bois, je me suis glissé par d'étroits sentiers dans le ravin où j'avais eu, au temps de mon enfance, mes visions les plus passionnées de nature et d'exotisme.

      C'est un lieu certainement unique dans nos climats. La petite rivière sans nom, qui traverse toute la forêt dans une vallée très en contre-bas, s'attarde là, plus enclose de rochers, plus enfouie sous l'amas des verdures folles; elle s'épand au milieu des tourbes et des herbages pour former un semblant de marais tropical. Avant que j'aie vu les vraies flores exotiques, ce ravin déjà les révélait à mon imagination d'enfant. Les arbres qui y font de la nuit verte sont singulièrement hauts, sveltes, groupés en gerbes qui se penchent à la manière des bambous. A l'abri de ces voûtes de feuillage et de cette sorte de falaise qui garantit comme un mur contre le vent d'hiver, toute une réserve de nature vierge demeure blottie dans une humidité et une tiédeur presque souterraines; les roseaux jaillissent de souches si vieilles et si hautes qu'on les dirait montés sur un tronc, comme les dracénas; de même pour la plus grande de nos fougères, l'osmonde, qui y semble presque arborescente. C'est aussi la région des mousses prodigieuses, qui sur toutes les pierres du sol imitent des plumes frisées, et de mille autres plantes inconnues ailleurs, d'une fragilité et d'une défiance extrêmes, qui ne se risquent à paraître que sur les terrains tranquilles depuis toujours.—Il faudrait préserver jalousement de tels édens, sans doute millénaires, que ni volonté, ni fortune ne seront capables de recréer.—Dans la pénombre de sous-bois, je prends le sentier,


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