Le château de La Belle-au-bois-dormant. Pierre Loti
de bois sacre, de parc élyséen. Séjour pour le calme à peine nostalgique ou même pour le définitif oubli, dans l'enveloppement des vieux arbres et des vieux temps....
Comme nous rebroussions chemin, sur les velours délicatement nuancés des mousses vertes ou grises, et que les tours du château, rougies par le soleil couchant, commençaient de réapparaître entre les énormes chênes tranquilles, mon hôte me dit tout à coup:
—Non! c'est trop beau, et nous serions trop coupables! Ecoutez, nous allons essayer de surseoir à la vente, si vous voulez nous aider à trouver l'acheteur qui ne détruirait pas....
Voilà donc pourquoi j'adresse cet appel à tous, et vraiment j'ai conscience de remplir un devoir envers ma province de Saintonge, même envers mon pays. Il y aura, je le sais, des imbéciles pour dire que je fais une réclame intéressée, mais cela me sera égal parce qu'ils resteront seuls à le croire.
A notre époque, qui est celle de la laideur envahissante, cette rage éhontée de déboiser partout arrive à son paroxysme, et, lorsque nos descendants comprendront enfin l'étendue de notre stupidité sauvage, il sera trop tard, car il faut des siècles et des siècles pour recréer de vraies forêts. Aux Pyrénées, restait celle d'Iraty, qui était immense et où la cognée n'avait jamais été mise; or la voici bientôt rasée jusqu'au sol, par des fabricants de je ne sais quel carton-pâte. Toutes celles de l'Est, vendues à des juifs allemands, et celle d'Amboise, condamnée à mort. L'Institut de France, qui, semble-t-il, devrait être gardien de toute beauté, donne lui-même l'exemple du meurtre. Près d'Hendaye où j'ai mon ermitage, deux vieillards que j'affectionnais tendrement avaient en 1902 légué à l'Académie des sciences leur château et leurs bois qui s'étendaient jusqu'au bord des hautes falaises marines; averti par la rumeur publique très accusatrice, j'y suis allé hier pour me rendre compte: hélas! je n'ai plus trouvé trace des allées où je me promenais naguère avec ces vénérables amis; les chênes étaient coupés et par endroits les souches arrachées. Ainsi une compagnie d'hommes distingués ou illustres, qui séparément désapprouveraient tous, a pu fermer les yeux sur ce vandalisme.
Dans notre pays cependant, tous les gens riches ne sont pas les grossiers brasseurs d'affaires qui abattent pour alimenter des scieries mécaniques ou des usines à papier. A mon appel surgira peut-être quelque acheteur d'élite, digne d'être l'habitant du château enchanté et capable de respecter alentour la vie des grands chênes séculaires. Mais qu'il se hâte, car la menace est pressante! Par discrétion envers celui-là, oh! je m'engagerais de bon coeur à renoncer au pèlerinage que tous les ans je faisais dans certains sentiers, satisfait avec la seule certitude que la chère forêt, où sont restés mes rêves d'enfant, poursuivrait le cours indéfini de sa durée, même après que j'aurai cessé de vivre.
P.-S.—Il faut pourtant bien que je me résigne à faire une sorte d'annonce plus précise, car je m'aperçois que l'on ne saurait même pas de quoi je veux parler. Il s'agit du château et de la forêt de La Roche-Courbon, sis en Sainteonge, à vingt-deux kilomètres de Rochefort, environ trente-cinq de Royan et onze de la gare lapins prochaine.
NOYADE DE CHAT
Les chats ont un cri spécial pour l'heure de la grande angoisse, l'heure où ils voient la mort apparaître. Tous ceux qui les fréquentèrent et surent les comprendre le connaissent aussi bien qu'eux-mêmes, ce cri, tellement peu semblable à leurs habituels miaulements de demande, de vague ennui, décolère ou d'amour. C'est leur appel à on ne sait quelle pitié supérieure, obscurément conçue par eux,—pitié des êtres ou peut-être pitié latente des choses; on pourrait dire que c'est leur prière, leur prière d'agonie....
Hier après midi, au grand resplendissement de trois heures, au milieu du silence coutumier de ma maisonnette qui baigne dans l'estuaire basque, par ma fenêtre, j'entendis ce cri-là venir d'en bas, monter du bord de l'eau, et je vis les deux chats gardiens du logis, qui dormaient voluptueusement dans le jardin sur l'herbe, tout à coup dresser la tête, puis se lever, prendre leur course ensemble vers le balcon d'une terrasse qui domine la grève, pour voir quel drame se passait.
Quand je vins les rejoindre, leur attitude était caractéristique, et révélait un monde de pensées différentes dans ces deux petites cervelles fantasques, pour moi impénétrables à jamais. L'un, tout jeune, un matou de dix-huit mois, né dans la maison, heureux depuis l'enfance et par suite très confiant dans l'humanité, regardait, les oreilles droites, le cou tendu, les yeux dilatés, comme n'arrivant pas à bien comprendre et se refusant à croire. L'autre, sa mère, une vieille chatte violente et rancunière, qui a connu des jours sans pâtée et amassé maintes preuves de la malice des hommes avant de trouver enfin chez moi le bon refuge, l'autre était furieuse; en grondant, elle allait et venait, tournait sur elle-même à la façon des bêtes féroces dans leur cage, et évidemment devinait tout, ayant assisté souvent à des noyades pareilles; même à mon arrivée elle me fit la grimace et: Pft! pft! comme me rendant responsable aussi et m'englobant dans son dégoût de l'espèce humaine.
Ce que j'aperçus quand je regardai sur cette grève au-dessous de moi, dans la première minute, comme le jeune matou naïf, je ne compris pas bien. Une fille en cheveux—quelque servante du voisinage—était là debout, et près d'elle, se réfugiant tout contre sa robe, un pauvre chaton d'environ deux mois, mouillé, trempé, avec sur le museau un peu de sang qui coulait d'une blessure. C'était lui qui poussait le cri de la grande angoisse, ouvrant tant qu'il pouvait sa petite gueule rose bordée de perles blanches, levant vers la fille ses petits yeux pleins d'eau et pleins de larmes.
Dans la terreur de la mort entrevue, il exhalait à pleine voix sa suprême prière, tout enfantine: «Qu'est-ce que j'ai fait de mal, moi? Je ne suis qu'un pauvre petit chat innocent? C'est donc possible qu'on me tue comme ça? Mais je demande grâce, vous voyez bien; je crie au secours! On n'aura donc pas de pitié!...»
Oh! le dernier cri des bêtes condamnées, leur pauvre cri qui est si inutile et qui, on le sait d'avance, ne touchera personne!... celui d'un boeuf à l'abattoir, même celui d'une humble poule qu'un marmiton égorge pour la faire cuire!...
Ce qui s'était passé avant mon arrivée sur la terrasse, je le reconstituai, bien entendu, presque aussitôt. La fille voulant noyer le chaton, sans avoir même la pudeur de lui mettre une pierre au cou pour que ce fût fini plus vite, avait dû le lancer d'abord du haut de son logis, par quelque fenêtre: d'où la blessure et le petit museau saignant. Ensuite, ayant vu qu'il nageait avec tant de courage pour essayer encore de survivre, elle était descendue afin de l'achever. Mais voici maintenant qu'elle prolongeait son attente et ses grands cris, ayant commencé de rire avec un batelier qui passait justement dans sa barque le long du bord et l'intéressait davantage.
Enfin, elle se baissa vers la petite chose impuissante et blessée qui l'implorait de toutes ses forces, et sans me laisser le temps d'intervenir, elle l'avait jetée à nouveau, d'une grosse main brutale, très loin, en plein courant. Quelques secondes on vit surnager deux oreilles minuscules, le bout d'une mince queue noire qui se tordait; et puis, plus rien: la petite chose qui avait tant supplié et tant souffert était rentrée dans la paix.
Alors elle s'en alla tranquillement, la sauvagesse, en gardant aux lèvres, à l'adresse du batelier, son sourire de brute.
Un moment plus tard, la chatte de ma maison, qui s'était rendormie sur l'herbe avec son fils, se réveilla inquiète; puis, jetant de vilains cris de haine, retourna vers la terrasse d'où elle avait vu tuer. Mais en route, distraite tout à coup, elle fit halte pour se lécher une griffe; évidemment les images se brouillaient dans sa tête, elle ne se souvenait plus bien, et, calmée, indifférente, elle revint se coucher.
Les bêtes ont leurs idées surtout par éclairs, d'une façon aussi vive que nous peut-être, bien que toujours incomplète et sans suite. La grande Pensée, immanente au fond de tout, et qui depuis les origines continue la lutte pour se dégager, s'est fourvoyée, comme en autant d'impasses, dans ces pauvres têtes-là, obscurcies