La cathédrale de Strasbourg pendant la Révolution. (1789-1802). Rodolphe Reuss
l'abbé d'Eymar essaya vainement d'esquiver, en affirmant que l'Assemblée était trop peu nombreuse pour discuter efficacement. Reubell, le député de Colmar, appartenant à la gauche avancée d'alors, incrimina tout spécialement son collègue, en signalant la protestation du chapitre de Neuwiller, rédigée par d'Eymar lui-même, dénonça non moins vertement l'un des notables du Conseil général de Strasbourg, le professeur Ditterich, déjà nommé, pour avoir présenté la protestation de l'évêque de Spire contre les mêmes décrets. Il accusait en outre le clergé d'empêcher de toutes ses forces l'organisation des nouvelles municipalités, parce qu'elles seraient plus favorables, vraisemblablement, à la vente des biens ecclésiastiques.
L'Assemblée Nationale, facilement convaincue de la vérité de ces assertions, difficiles d'ailleurs à nier, décrète aussitôt que son président „se retirera auprès du Roi pour le supplier de donner incessamment tous les ordres nécessaires pour maintenir le calme et la tranquillité dans les départements du Haut-et Bas-Rhin”. Elle déclare en outre qu'elle „improuve la conduite tenue tant par le sieur Ditterich, notable de la commune de Strasbourg, que par le sieur Bénard, bailli de Bouxwiller”, accusé d'avoir organisé des réunions illégales.
Deux jours plus tard, Louis XVI sanctionnait le décret et mandait aux corps administratifs des deux départements de le publier et de s'y conformer en ce qui les concerne; le 30 mai 1790, la proclamation royale était affichée sur les murs de Strasbourg et de la banlieue. Mais si la grande majorité des populations urbaines, de la bourgeoisie protestante et catholique était dévouée aux idées nouvelles, et si par conséquent l'Assemblée Nationale pouvait compter sur elle, il n'en était pas de même chez les populations de la campagne. On en eut la preuve au commencement de juin, alors que les électeurs, appelés à constituer le Conseil général du nouveau département du Bas-Rhin, procédèrent à leurs choix. Il est impossible de ne pas voir l'influence dominante du clergé dans la liste des élus; en fait de noms strasbourgeois, elle ne portait que ceux de personnalités entièrement acquises à sa cause: l'ex-ammeister Poirot, Ditterich, Lacombe, de Schauenbourg, Kentzinger, Zaepffel, Weinborn, etc. Les élections pour le Conseil du district de Strasbourg furent au contraire franchement constitutionnelles, et dès ce moment l'administration départementale fut dirigée dans un esprit nettement opposé à celui du Directoire du district et à la majorité du Conseil général de la Commune de Strasbourg. Aussi n'allons-nous pas tarder de les voir entrer en conflit; mais, dès ce moment, la violence des polémiques engagées à l'occasion de ces élections diverses, violence attestée par le ton des pamphlets allemands et français échangés à Strasbourg, montrèrent qu'un accord sincère n'était plus guère possible.
L'illusion de la concorde cependant devait durer quelque temps encore, tant elle est naturelle au cœur de l'homme et tant il paraissait pénible aux meilleurs esprits d'alors de ne pas continuer à marcher vers la liberté, la main dans la main de leurs frères. C'est ce qu'on vit bien lors de la grande fête patriotique des gardes nationales d'Alsace, de Lorraine et de Franche-Comté, qui eut lieu chez nous du 12 au 14 juin 1790. Ces journées de la Confédération de Strasbourg furent célébrées dans la plaine des Bouchers, au milieu d'un enthousiasme général, débordant et sincère. Peu de fêtes populaires ont été plus belles et plus pures dans la longue série de celles que notre ville a vues pendant des siècles, et si les récits contemporains en paraissent aujourd'hui légèrement emphatiques et déclamatoires, du moins on y sent palpiter l'âme d'une population heureuse de se sentir libre et fière de son bonheur. Cette fois-là, le concours d'une immense population du dehors ne permit pas de célébrer, même les cérémonies ecclésiastiques, dans l'intérieur d'un édifice religieux. La Cathédrale ne joua donc qu'un rôle assez insignifiant dans ces fêtes. Il faut mentionner pourtant que, le 11 juin 1790, la garde nationale „obtint la permission de pavoiser les tourelles et la pointe de la flèche de pavillons aux couleurs de la Nation”. M. Frédéric de Dietrich les reçut sur la plate-forme et fit dresser ces premiers drapeaux tricolores, déployés à Strasbourg, aux acclamations générales. ”Ce spectacle vu des rives opposées du Rhin, dit le procès-verbal officiel, apprit à l'Allemagne que l'empire de la liberté est fondé en France.” Puis le 13 juin, au soir, la municipalité, „pour donner à cette fête tout l'éclat dont elle était digne”, fit illuminer à grands frais (l'illumination coûta 1798 livres) la flèche de la Cathédrale. Cette illumination de l'édifice se répéta dans la soirée du lendemain.
Dans la plaine des Bouchers, devant l'autel de la Patrie, tous les gardes civiques avaient solennellement juré d'être fidèles à la nation, d'obéir à la loi, et „de faire exécuter, toutes les fois qu'ils en seraient requis légalement, les décrets de l'Assemblée Nationale, acceptés ou sanctionnés par le Roi, comme étant l'expression de la volonté générale du Peuple français.” L'un des chanoines de Saint-Pierre-le-Vieux, M. de Weitersheim, frère du commandant en chef de la garde nationale de Strasbourg, avait béni les drapeaux de „l'armée citoyenne” à l'autel de la plaine des Bouchers et s'était écrié vers la fin de son discours: „Campés autour de l'arche d'union, comme jadis les Israélites, nous consommerons le pacte solennel avec Dieu, la Nation, la Loi et le Roi… Venez, amis de Dieu, venez, zélés défenseurs de la patrie… vous anéantirez les complots des détracteurs de la Constitution, vous serez les soutiens de l'Etat, les défenseurs de la liberté et la gloire de la Nation. Après avoir combattu avec courage et fermeté les ennemis intérieurs et extérieurs, vous entrerez triomphants au séjour céleste des héros de l'éternité!”[4]
[Note 4: Procès-verbal de la Confédération de Strasbourg, chez Dannbach, 1790, in-8°.]
Ces paroles semblaient assurément écarter toute idée de lutte et de conflit sérieux. Mais à ce moment la vente des biens ecclésiastiques n'avait point encore commencé en Alsace; le décret de l'Assemblée Nationale y restait toujours lettre morte, et c'était pour proroger peut-être cette trêve dernière avant la lutte, que le haut clergé protestait aussi haut de son attachement à la Constitution de l'Etat. Bientôt un fait nouveau devait se produire. Le cardinal de Rohan donnait sa démission de député à la Constituante et, pour diriger plus à l'aise la résistance du clergé d'Alsace et de ses ouailles, élisait domicile dans son château d'Ettenheim, en terre d'Empire, sur la rive droite du Rhin. C'était le commencement de la contre-révolution.
V.
C'était le 13 juin 1790 que le prince-évêque de Strasbourg arrivait à sa résidence d'Ettenheimmünster, accompagné d'une suite de soixante personnes. Il n'y trouva sans doute pas tout le confort auquel il était habitué dans son palais somptueux de Saverne, car, dès les premiers jours de juillet, il s'adressait à la municipalité de Strasbourg pour la prévenir de son intention de passer „quelque temps” à Ettenheim, terre d'Empire, et d'y faire transporter des meubles par eau et par voiture. M. de Dietrich lui fit répondre verbalement qu'il ne connaissait aucune défense s'opposant à la sortie des meubles, autres que l'argenterie, et qu'on lui fournirait un laisser-passer dès que le jour de ces envois serait fixé. Après mûre réflexion cependant, le départ et le déménagement du prélat parurent suspects au maire et, pour mettre sa responsabilité à couvert, il saisit de la question, à la date du 11 juillet, les administrateurs du district, plus spécialement chargés par la loi de la surveillance des biens ecclésiastiques. Les membres du district, réunis quatre jours plus tard, arrêtaient d'écrire à la municipalité „que les meubles qui appartiennent à l'Evêché de Strasbourg, étant dévolus à la Nation, leur transport en terre étrangère ne peut être toléré, mais que la libre disposition de ceux qui appartiennent au cardinal de Rohan ne peut lui être contestée.” Le Directoire du district chargeait par conséquent les officiers municipaux de s'opposer provisoirement „à l'extraction et transport de tous les meubles, tant du palais épiscopal que des maisons de plaisance dont jouissaient les évêques de Strasbourg,” puis de procéder sans délai „à l'inventaire du mobilier, comme aussi des titres et papiers dépendants de tous les bénéfices, corps, maisons et communautés situés dans l'étendue de la banlieue.”
Dès