Oeuvres de André Lemoyne. André Lemoyne

Oeuvres de André Lemoyne - André Lemoyne


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gagnant, à grande vitesse, en toute probité du reste, l'argent fiévreux des affaires. De larges entreprises maritimes, confiées à d'intelligents capitaines et favorisées d'une heureuse étoile et d'un bon vent, l'avaient promptement enrichi. Il avait eu l'esprit de se retirer en veine de gain, et d'acheter écus comptants plusieurs grosses fermes dans la haute et la basse Normandie; son fils unique n'avait eu que la peine de naître, en vrai fils de roi, dans la plume de grèbe. Comme ceux à qui tout vient à souhait, il n'avait presque jamais rien désiré. Ayant reçu une très belle éducation, du reste, au collège Henri IV, et fait son droit comme tout le monde, il se trouvait à sa majorité possesseur de trois cent bonnes mille livres de rentes, en revenus de bien-fonds, qui ne roulent pas comme des pièces d'or et ne s'envolent pas comme des billets. Dans ces conditions, on est à peu près libre, de nos jours. Sans être un homme de génie, il était fort intelligent, d'aptitudes variées, et, très heureusement pour un petit monde d'élite, accusait une préférence marquée pour les belles oeuvres d'art, surtout les toiles de paysagistes. Il ne ressemblait en rien à quelques-uns de nos riches prudhommes contemporains qui furètent sans pudeur les ateliers, achètent peu et parfois gratifient l'artiste d'un sourire de commisération gouailleuse à faire lever les épaules des plus humbles. Lui, admirait sérieusement, et payait fort bien. On dit même que plus d'un peintre en détresse avait pu recevoir sans rougir quelque sérieux service de ses belles mains généreuses. Dans le monde des Arts, on ne parlait de lui qu'avec la plus courtoise déférence. Savoir donner de bonne grâce est vraiment si rare, qu'on s'étonne parfois du petit nombre des ingrats.

      L'homme physique était grand, vif, alerte, robuste, prompt à la réplique. Un jour de marché, un gars un peu aviné, s'étant permis quelques paroles outrecuidantes sur la fille d'un de ses fermiers, avait été vivement appréhendé au corps, et fait à genoux amende honorable devant la pauvre fille rougissante et confuse. Dans son monde à lui, pour deux ou trois petites affaires d'honneur dont j'oublie l'incident, il s'était fort correctement comporté. De sorte que, si les paysannes le regardaient comme un bon et solide garçon, courageux et bienveillant, les dames du meilleur monde le considéraient comme un parfait gentilhomme. A son âge, il avait un peu navigué, un peu chevauché, un peu joué, un peu aimé, dans le hasard des jours, sans s'être jamais ni trop amusé, ni trop ennuyé. Presque sans s'en apercevoir, il avait tout doucement coulé dans la trentaine en restant garçon. A ceux qui lui demandaient pourquoi il ne s'était pas encore marié, il répondait qu'il n'avait pas eu le temps d'y songer. A ce parfait gentleman, il manquait pourtant quelque chose, je ne sais quoi, un rien, une lueur dans la physionomie; sa mère était morte en lui donnant la vie. Le sourire et le regard maternels n'avaient pas éclairé son berceau.

      Ce jour-là, le comte avait passé la matinée à tuer des lapins entre Ravenoville et Saint-Marcouf, dans un pays accidenté dont les vieilles futaies dominent les hauteurs et regardent de fort loin moutonner la grande nappe bleue de la mer, étalée magnifiquement depuis la pointe de la Hougue jusqu'aux grèves amoncelées de la Vire. «Une guerre aux lapins, se disait-il, saint Hubert me pardonne! je suis honteux d'un massacre pareil. Et tout n'est pas détruit. Deux ou trois qu'on oublie en donnent presque un millier l'an après. Quelle fécondité chez ces aimables rongeurs, dans l'insondable mystère de leurs profonds labyrinthes! On parle de la Vénus marine, et la Vénus souterraine, qu'en dira-t-on?... mais je me sens quelque raideur au jarret;» et le chasseur s'allongea, parallèle à son arme, dans l'ombre d'un vieux chêne, en aspirant à petites bouffées un long havane craquant sec, dont il appréciait la valeur, tandis qu'un rossignol tout frais arrivé de la veille inaugurait à plein gosier les premières aubades du printemps.

      Accoudé nonchalamment sur un talus de mousse, le comte se prit d'abord à rêver, le regard perdu tout au fond de ces longues avenues où le ciel n'est pas grand de trois aunes, comme aux yeux de Virgile, mais apparaît en demi-lune bleue, si petite, si étroite et si loin qu'on dirait à peine une trouée d'écureuil.

      Puis il ramena graduellement ses regards dans le voisinage, au bord d'un chemin creux où le jour tamisé par une haute rangée de hêtres répandait magiquement sa lumière bleuâtre. Là il aperçut quelque chose d'insolite, blanc comme neige, hémisphérique comme un champignon gigantesque. «Tiens! s'exclama-t-il, un parasol de paysagiste ... le parasol et la boîte à couleurs, et la pique et le sac de voyage ... l'équipement complet de l'heureux bohème qui chemine à son gré pour faire ses études en plein air, et replier bagage au bon plaisir de Sa Grâce nomade. J'admire ce fervent adorateur de la nature, si carrément établi dans mon parc réservé; j'aimerais à savoir quelle route il a dû prendre en dehors de ma grille et des murs de clôture, qui n'ont pas une seule brèche. Je ne connais que la taupe et l'hirondelle pour se frayer sans façon un chemin si commode. Après tout, ce rêveur peu soucieux des gardes champêtres m'a tout l'air d'un Juif errant qui serait à la mode. Soyons hospitalier, abordons poliment notre homme.» Et, sans plus attendre, le comte descendit à la rencontre de l'inconnu.

      «Monsieur, mille pardons, mais je n'ai pas l'honneur....

      —De me connaître? De profil, c'est possible, mais de face....

      —Oui, l'oeil et la voix ... mais la barbe me désoriente, et j'ai beau fouiller mes souvenirs....

      —Allons, un effort de mémoire ... un portrait de jeune peintre, en habit somptueux comme Breughel de Velours.... Cheveux blonds à torrents. Dans ta galerie, à droite.

      —Georges!

      —Parbleu....

      Et les deux amis s'embrassèrent très cordialement, puis comme d'anciens camarades, revinrent s'asseoir côte à côte sur le talus de mousse, tandis que, surpris de leur indifférence à son égard, le rossignol redoublait de vitesse et d'intensité dans l'émission de ses vocalises.

      «Vraiment, dit Henri, je ne t'aurais pas reconnu avec ce masque bronzé, et ta barbe en éventail, comme celle du feu roi mon patron....

      —Dame! les soleils étrangers, les fatigues, les années ... sais-tu qu'en voilà sept ou huit?

      —Huit ... en réfléchissant ... et, je l'espère, tu nous reviens pour longtemps....

      —Qui sait? à une époque d'ordre composite aussi bizarre que la nôtre, les histoires les plus authentiques ressemblent à des aventures de roman, et je ne sais vraiment pas ce que l'avenir me réserve....

      —Et tu reviens de fort loin?

      —D'Égypte, d'Arabie, de la côte orientale d'Afrique où, entre parenthèses, j'ai failli laisser mes os de paysagiste, avant d'avoir fini mon oeuvre, ce qui ne m'eût pas absolument égayé, et ce qui t'explique un peu mon absence prolongée....

      —Et depuis quand débarqué?

      —D'avant-hier seulement, à Granville, après avoir tourné l'Espagne par Gibraltar. Ah! mon ami! le croirais-tu? à la fin de cette longue traversée, quand je n'ai plus senti sous mon pied le bercement du navire, quand j'ai pris terre en flairant les herbes, j'ai voulu d'abord m'enfouir comme un ruminant dans ces bonnes et grasses vallées normandes, ne pouvant détacher mes regards des longs prés qui verdoient et verdoieraient jusqu'au bout du monde, si la mer ne les arrêtait pas.... J'ai laissé filer toutes seules mes malles sur Paris, et je bats la campagne à travers les herbages, ivre de verdure et de joie dans ce magnifique pays occidental qui pour la première fois se révèle dans toute sa gloire à mes yeux fatigués. Comme je porte toujours avec moi quelque bout de toile et ma boîte à couleurs, je n'ai pu me défendre de planter ici ma pique et mon parasol, et je commençais mon esquisse, dans la fièvre du premier mouvement, quand tu m'as dérangé ... pardon, cher ami, surpris et embrassé comme un vieux camarade, aussi étonné sans doute de me voir dans cette antique futaie, que moi de t'y rencontrer.... Après tout, j'y pense, peut-être suis-je ici chez toi, car tu possèdes tant de châteaux qui ne sont pas en Espagne....

      —Oui, quelques-uns; tu es ici parfaitement chez toi tant qu'il te plaira d'y séjourner, et même si tôt ou tard tu veux y faire un nid, mon cher oiseau de passage....

      —A la bonne heure! les années ne t'ont pas amoindri: toujours même jeunesse de coeur.

      —Parbleu,


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