Oeuvres de André Lemoyne. André Lemoyne
de son rôle.
Henri se récria pourtant, Georges répliqua et plaida si chaudement sa cause, qu'elle était bien près d'être gagnée.... Mais quelque chose d'imprévu dérangea toutes ses combinaisons. La Fatalité s'en mêla, comme toujours. Cette fois elle tenait en main une petite ombrelle verte au fond de la grande avenue. Le comte l'aperçut le premier et, le coeur allégé, s'écria tout joyeux:
«Ah! ma foi! tant pis pour toi! Voici la châtelaine qui s'avance de notre côté, tu lui expliqueras tes raisons comme tu pourras. Essaye de la convaincre. Pour moi, je m'efface absolument.»
II
La belle promeneuse n'avait pas encore aperçu nos deux personnages quand elle arriva au point culminant de la grande avenue, sur la pelouse de haute lisse où se croisaient les quatre chemins verts. Là, elle s'arrêta court en repliant son ombrelle. Soit que la pente, assez rude à monter, l'eût un peu fatiguée; soit qu'elle fût trop animée par une marche rapide; soit enfin que les rayons vivifiants des premiers soleils lui eussent empourpré les joues, elle jugea à propos de faire une halte, s'orienta du regard et respira longuement. Étaient-ce les parfums des pommiers en fleurs, répandus par larges traînées dans l'air attiédi; étaient-ce les violettes cachées ou les épines blanches qui parlaient du printemps à ses petites narines roses, dilatées et toutes frémissantes? Non, sans doute; sa pensée était ailleurs qu'aux idylles ce jour-là. D'instinct elle flairait quelque chose d'inconnu dans la brise. D'ailleurs les attributs de l'artiste en voyage, la pique et le parasol au bord du chemin creux, n'avaient pas échappé à son premier coup d'oeil et venaient d'évoquer brusquement dans sa mémoire toute une scène lumineuse du passé, mais d'une époque déjà lointaine, où la réalité se mariait au rêve. Elle tressaillit, comme éclairée d'un infaillible pressentiment; et quand d'assez loin, près du comte, elle aperçut l'étranger, elle n'eut pas un doute. C'est lui, pensa-t-elle. Presque sans le voir, elle l'avait reconnu. Tout le sang de ses veines lui reflua au coeur. Elle n'était guère préparée à une commotion si forte, et fut obligée de s'appuyer un instant sur la haute canne de son ombrelle marine. Elle se maîtrisa pourtant peu à peu, et quand elle put reprendre sa marche, cette fois, grave et recueillie, elle avait recouvré tout le sang-froid apparent qu'exigeait la situation nouvelle.
Le comte vint à sa rencontre, et lui prenant la main:
«Heureuse fortune pour nous, Marie. Permettez-moi de vous présenter un de mes plus anciens amis, que jusqu'à présent vous connaissiez simplement par ses oeuvres, Georges Fontan, qui nous revient d'Égypte....»
Georges s'inclina profondément en essayant de voiler son trouble.
«Soyez le bienvenu, monsieur, dit Marie, de sa voix musicale et pénétrante, impassible de visage, mais avec l'accent du plus grand accueil.
—J'ose espérer, Marie, reprit le comte, que vous serez plus heureuse que moi. Georges voulait absolument repartir ce soir même. A peine ai-je eu le temps de l'entrevoir. Faites-moi la grâce d'insister pour qu'il nous reste au moins quelques jours.
—Ah! monsieur, dit Marie, en le regardant bien cette fois, je ... vous en prie.»
Pour toute réponse, l'artiste s'inclina de nouveau dans le rayonnement de son regard. Il était subjugué.
Le comte de Morsalines ramassa son fusil, qu'il avait failli oublier (faute assez grave pour un chasseur); Georges boucla, tant bien que mal, sur un coin d'épaule, les courroies de son équipement, et Marie Alvarès rouvrit son ombrelle, en reprenant le chemin de l'avenue. Ils revinrent ensemble à menus pas au château, en échangeant un peu au hasard quelques phrases toutes faites sur la belle soirée d'avril.
De quel siècle datait le château? était-ce brique ou granit de Barfleur? Et le mobilier? de style Renaissance ou Louis XV? Peu nous importe, n'est-ce pas? Ce que je puis vous affirmer, c'est que notre nouvel hôte trouva dans sa chambre d'ami linge de luxe, brosse à barbe, lime à ongles, rasoirs de bonne trempe, ciseaux droits et curvilignes, petits et grands miroirs, savons très onctueux, eaux de senteur où les Flores des Deux Mondes se donnaient rendez-vous, en un mot tout ce qu'il lui fallait pour refaire sa toilette de pèlerin, de sorte qu'il descendit fort présentable à l'heure du dîner.
Ils devaient dîner seuls. Il y avait bien un quatrième couvert, pour une respectable demoiselle de la maison, une soeur puînée de feu Alvarès, que je cite seulement pour mémoire, mais elle fut peu gênante ce-soir-là, ayant dû s'absenter pour une oeuvre de charité et pousser à quelques lieues jusqu'à Sainte-Mère-Église, d'où elle devait revenir le lendemain.
Ils dînèrent donc tous trois seuls, et purent deviser librement en toute fantaisie.
Je crois que, parmi les nombreux indigènes de la Manche et du Calvados et même des cinq départements de l'ancienne Normandie (pour ne pas trop élargir notre cercle), on eût trouvé difficilement, dans la sélection humaine, des types aussi accentués que ceux de nos trois personnages, comme richesse intrinsèque d'organisme, et rares produits modernes de notre monde civilisé.
Il avait très belle mine, le paysagiste, avec sa fine barbe rousse en éventail, comme les aimait notre cher et regretté Ricard, petit-fils du Titien, né par erreur sous notre latitude; mais ce qu'il avait de particulièrement remarquable, c'était l'oeil: l'iris, brun comme une goutte de café noir, était sablé de points d'or, et le regard, sérieux et recueilli, avait une longue portée comme ceux des marins, des rêveurs et des fauves, habitués à embrasser d'un coup d'oeil de grands espaces de mer ou de ciel. Pour avoir longtemps vécu dans les sables d'Égypte, il avait gardé dans l'oeil un vague reflet du désert, et quand le regard s'animait sous une paupière frangée de longs cils, il y avait là du velours et du feu. A l'appui du regard la parole était vive, ardente, colorée, tout en images comme les versets de la Bible et les récits des conteurs orientaux. A son insu, Marie Alvarès subissait le charme étrange de ses regards et vibrait aux sons purs de ses paroles magiques.
Elle était vêtue simplement d'une robe vert pâle, garnie de dentelles noires, dont le corsage échancré carrément faisait singulièrement valoir la jeune femme épanouie dans son luxe de beauté. Le cou, d'une blancheur mate, était merveilleux d'inflexions aux moindres caprices de la pensée; et, aux torsades opulentes de sa chevelure, on comprenait qu'à la rigueur elle aurait pu s'en habiller comme Ève; sa voix musicale était grave comme un son d'orgue ou caressante comme une prière de petite fille.
Le comte, dont vous connaissez déjà le portrait, fut comme toujours affable et spirituel, doué de la rare faculté de savoir bien écouter, très sobre d'interruptions, fort heureux d'assister à cette paisible fête de l'intelligence où le coeur entrait pour une grande part, nullement fâché d'ailleurs de réchauffer son flegme un peu britannique à cette ardente causerie dont Georges et Marie faisaient à eux deux presque tous les frais. C'est réellement tout un monde que la conversation intime d'un artiste bien doué, qui voit juste, apprécie bien et trouve la plus belle des langues, la nôtre, pour traduire en notes rapides et colorées tout son flux pittoresque de riches pensées inattendues.
Bien que d'un ton fort réservé, Marie Alvarès fut très curieuse au fond, comme sans doute elle se croyait en droit de l'être; nerveuse, inquiète, incisive, interrogeante, elle multiplia les questions sur tous les points, serrée d'arguments comme un réquisitoire; elle voulut tout savoir de sa vie, surtout après son départ d'Alexandrie, depuis trois années, époque de ses dernières nouvelles au comte de Morsalines, son meilleur ami. Comme Georges n'avait rien à cacher, ni rien à inventer, ses explications furent toutes naturelles. Il raconta qu'à son arrivée à Alexandrie, et durant son séjour au Caire, jaloux d'abord de se faire un nom à tout prix, il avait travaillé avec rage, à en perdre les yeux: étudiant les sables, les ciels, les grèves, essayant de rendre la grâce de forme ou la grandeur d'aspect des platanes, des lentisques, des cèdres