Oeuvres de André Lemoyne. André Lemoyne
par milliers les bourgeons pétillaient au bout des branches, et les petits saules de la rivière, tout frais habillés de vert tendre, se contemplaient en compagnie des larges fleurs d'or des populages, des aigrettes neigeuses du trèfle d'eau et des élégantes cardamines rosées. Les églantiers n'avaient pas encore fleuri, mais déjà les pommiers, les aubépines, les violettes avaient donné leurs notes suaves dans le concert des parfums printaniers. Et les oiseaux chantaient. Le merle redisait tout en joie sa ritournelle aux sons flûtés; la grive répétait sa phrase accentuée au timbre guttural; de fort loin, à la cime des hauts arbres, les ramiers, roucoulant à voix sourde et profonde, versaient au coeur de graves pensées d'amour; et par intervalles, au vent frais de la côte, la mer, qui brisait à une demi-lieue, et qu'on entendait sans la voir, dominait tous ces bruits sans les éteindre, et jetait, comme un orgue de fête, sa rumeur grandiose aux premières solennités du printemps.
Ils étaient seuls tous deux, libres pour la première fois d'échanger sans contrainte leurs pensées, et ils avaient tant de choses à se dire, eux surtout qui ne s'étaient jamais parlé! Bien qu'il se fût passé huit années depuis la scène tragique où Georges avait fait preuve d'un si grand courage, le souvenir en était présent dans la mémoire de Marie Alvarès comme si l'épisode eût daté de la veille. Ce grave paysagiste, revenu, sans mot dire, des pays étrangers, bronzé par les soleils du Nil, et déjà célèbre à un âge où tant d'autres commencent à peine à faire parler d'eux, il était là, marchant tout près d'elle, réglant son pas sur le sien, et l'enveloppant de ses regards discrets, dont il essayait d'assoupir les lueurs, qui révélaient une rare énergie dans l'homme, et dans l'artiste une douceur infinie. Quand ils furent arrivés presque à la berge de la rivière, sur une haute pelouse arrondie en divan naturel, elle s'arrêta et lui indiqua du geste, comme elle lui eût offert un fauteuil dans son salon, une place dans l'herbe où elle s'était assise la première; elle jugea que l'heure était venue d'être enfin éclairée: elle était fort émue, mais décidée à tout savoir. Elle se recueillit un instant pour assurer son courage et entama l'entretien résolument, en femme assez forte pour tenir tête aux éventualités les plus désespérantes.
Elle commença presque sur le ton de l'indifférence.
«Vous m'avez bien reconnue, n'est-ce pas?» dit-elle, ses yeux d'un vert sombre interrogeant les siens.
D'un signe de tête affirmatif, Georges répondit aussitôt, comme si l'ombre d'un doute l'eût gravement injurié.
«Et, continua-t-elle, vous n'avez pas songé un seul instant que cette petite fille, devenue grande depuis, dont vous avez sauvé la vie au péril de la vôtre, pourrait en conserver quelque gratitude, et serait peut-être un jour ... heureuse de vous l'exprimer?
—Ce que j'ai fait était fort simple, très naturel, et tout autre à ma place....
—En eût fait autant, vous croyez? répliqua-t-elle, un peu désappointée. Alors, en sauvant cette jeune fille vous n'avez obéi qu'à un mouvement de commisération banale. Vous l'avez secourue comme toute autre baigneuse anonyme en détresse, ne vous préoccupant que d'un facile devoir accompli.
—Non, certes, se récria vivement l'artiste, et j'aurais donné tout le sang de mes veines pour préserver des injures de la mer une seule boucle de sa chevelure.
—Ah! fit-elle tout heureuse, en voilant l'éclair de ses yeux, vous la connaissiez donc un peu déjà, vous l'aviez sans doute aperçue....
—Parmi les promeneuses de la grève, et j'avais admiré sa bonne grâce toute française, et quelque chose de plus en elle, un type étranger, d'une aristocratie rare, qui me parlait de l'Espagne où l'Arabie a passé....»
«Impression très juste,» pensa-t-elle, avec une imperceptible rougeur de joie; et reprenant la parole:
«Pourtant, depuis, vous n'avez pas cherché à savoir ce qu'elle était devenue?
—C'était mon voeu le plus cher, mais après un mois de fièvre, quand je pus enfin marcher et revivre, elle et sa famille avaient déjà fait voile pour un pays inconnu....
—Le monde est-il donc si grand? répliqua-t-elle, aujourd'hui qu'on en peut faire le tour en trois ou quatre mois. Dans un siècle de vapeur et de voies rapides, on cherche, on demande, on s'enquiert, on s'informe.... Il suffit de quelques signes indicateurs, en voulant bien, avec un peu de persistance....
—Et le vrai nom que je ne savais pas!... reprit-il avec une certaine animation, bien plus ému par ces lointains souvenirs que préoccupé de sa défense personnelle.»
Ce fut alors qu'il lui raconta la visite précipitée qu'il avait reçue de son père, voyageant sous un nom d'emprunt et le suppliant d'oublier ses traces.
«J'ignorais ces détails,» répondit-elle, surprise et troublée, il ne m'en avait jamais rien dit; et son coeur, immuable jusque-là, commençait à plaider de lui-même les circonstances atténuantes en faveur de l'artiste qui la contemplait.
Georges ajouta:
«Quelque chose de plus grave m'arrêtait.... J'avais pressenti qu'elle-même m'interdirait de la connaître, qu'un abîme se creusait entre nous deux, qu'elle avait passé l'Océan pour me défendre l'espérance.... Et en effet, à quoi pouvais-je prétendre alors?
—Les vrais artistes peuvent prétendre à tout,» répliqua-t-elle vivement, et sans transition, n'admettant pas les moyens termes, elle lui cita Titien, Vélasquez et Rubens, traités comme des princes par les souverains de leur temps.
«Oui, reprit-il, en essayant un triste sourire, mais alors j'avais encore tout à faire.... Aussi je voulus à tout prix conquérir un nom pour être digne un jour de la femme qui m'était apparue comme dans un rêve, si jamais le hasard ou la Providence me permettaient de la rencontrer.»
Un soupir involontaire échappa à Marie Alvarès.
«Il ne faut plus y songer,» se dit-elle tout bas, le coeur plein de larmes.
Et il y eut un long silence tandis qu'elle regardait en elle.
Elle venait d'entrer dans un nouvel ordre de pensées, où sa ferme volonté fléchissait. Elle en fut effrayée. Comme si elle se repentait d'en avoir trop dit, ou craignant peut-être d'en révéler davantage, elle se leva brusquement, et montrant du doigt, sur la haute colline d'en face, les ruines de Saint-Michel, qu'ils n'avaient pas encore visitées:
«Passons la rivière, dit-elle, nous verrons l'abside romane en débris, où se plaisent de grosses touffes de giroflées sauvages.»
Ils franchirent le petit pont d'une arche, près d'un moulin en ruines, tout silencieux en travers de sa rivière, avec une grande roue immobile dans son biez, et quand ils parvinrent aux débris de la chapelle, Georges escalada la haute niche d'un vieux saint de pierre pour lui arracher ses fleurs, sans crainte de sacrilège, puisqu'elle les voulait. Puis ils donnèrent ensemble un rapide coup d'oeil à la fraîche vallée, sinueuse, intime et profonde, tout en accordant un religieux souvenir aux saintes croyances des ancêtres et en admirant leur merveilleux instinct dans le choix des hauteurs pour le facile essor des prières.
Descendus de la colline, ils longèrent la Sinope en suivant l'autre bord. Apercevant les trèfles d'eau, elle désira quelques-unes de ces fleurs de neige en miniature si délicatement ouvrées par le grand artiste inconnu, et pour les atteindre Georges se mit la poitrine dans la rivière; il effraya même un grave martin-pêcheur, au guet sur une branche morte, qui disparut aussitôt comme une étoile filante horizontale, en leur jetant son reflet d'aigue-marine dans les yeux. Puis il cueillit dans l'herbe, au hasard des rencontres, violettes, marguerites, primevères, anémones, qui, mêlées à des branches d'aubépine et de pommier, composèrent un énorme bouquet, assez peu harmonique, presque invraisemblable, mais varié de formes, de nuances et de parfums, les petites fleurs étouffées par les grandes, des tiges de roseaux servant d'armature, et de hautes panicules de graminées ondulant à la brise comme touffes décoratives. Ils reprirent à pied lentement le chemin du parc, avec de longs silences ou de brèves paroles dans la sainte logique de leur trouble