Oeuvres de André Lemoyne. André Lemoyne

Oeuvres de André Lemoyne - André Lemoyne


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il avait travaillé le matin même, elle fit une seconde halte, ils vinrent s'y rasseoir.

      Ce fut alors que Marie Alvarès renoua le premier dialogue interrompu. Elle était arrivée à une de ces heures décisives qui, dans la joie ou dans les pleurs, marquent les grandes étapes de la vie. Aux intonations sérieuses, presque solennelles de sa voix, aux regards fixes de ses yeux graves, Georges comprit que ses paroles seraient irrévocables.

      «Monsieur Fontan, dit-elle, j'ai quelque chose à vous demander, pas à l'artiste, à l'homme simplement.»

      Georges affirma qu'il obéirait en aveugle à toutes ses volontés.

      «Merci, reprit-elle, écoutez-moi donc quelques instants, je vous prie, et veuillez me répondre sans arrière-pensée, comme je vous parle moi-même.»

      Il fit un signe d'assentiment. Elle continua:

      «Saviez-vous que le comte de Morsalines (il y a trois ans bientôt) avait sauvé quelque chose de plus précieux que ma vie, celle de mon père et même son honneur compromis?»

      Georges répondit affirmativement.

      «Il vous a donc parlé? reprit-elle. Vous a-t-il aussi informé de la parenté qui nous lie?... vous a-t-il dit qu'il m'avait demandé d'être sa femme, et que ... j'avais promis de l'être?»

      Georges avoua que le comte lui avait tout appris.

      «Alors, reprit-elle, je n'ai plus de secrets à vous révéler, vous savez tout et vous voyez clair dans ma vie ... qui désormais ne m'appartient plus.»

      Et elle murmura comme à demi voix:

      «Les rêves doivent rester dans la région des rêves.»

      Georges n'avait que trop compris.

      «Hier, continua-t-elle, vous deviez partir pour un voyage au Nord; c'est mon intervention qui vous a retenu; pardonnez-moi. Je souhaite aujourd'hui que ce voyage ne soit pas différé.... Vous partirez bientôt, n'est-ce pas? demain....»

      Ce dernier mot fut prononcé d'une voix si faible, que Georges le devina au mouvement de ses lèvres plutôt qu'il ne l'entendit.

      «Ah! de grâce, fit-il, pliant à son insu sous l'autorité de cette brusque prière, ne m'accorderez-vous pas au moins encore un jour?... peut-être à la veille d'un adieu éternel.»

      Elle ne répondit pas d'abord, elle parut réfléchir, comme interrogeant son courage, puis:

      «Eh bien! dit-elle, le jour d'après.»

      Elle voulut reprendre l'énorme bouquet qu'elle avait oublié, mais cette grosse gerbe de plantes mal nouées s'éparpilla dans l'herbe, et quand ils s'empressèrent de les rattacher ensemble en resserrant les brins de viorne et d'osier, leurs mains se rencontrèrent dans les fleurs; il pressa les deux siennes, qui ne purent se défendre de lui répondre par une étreinte, et alors, comme un fou, il porta ses deux mains à ses lèvres.—Elle se leva brusquement, irritée, et tous deux alors reprirent lentement leur chemin, marchant l'un près de l'autre, mais sans échanger ni regards ni paroles, comme deux boudeurs divins, gardant la conscience de leur bonheur perdu, qui tiennent en main la clef des Paradis terrestres et s'interdiraient eux-mêmes de jamais les ouvrir.

      Ils rentrèrent les premiers. La petite église de Saint-Marcouf avait tinté six heures dans l'éloignement. Henri de Morsalines n'était pas revenu. Elle se mit au piano, comme pour rompre un mauvais charme et chasser toute une obsédante légion de pensées noires. Les partitions d'Euryanthe et d'Obéron se trouvant ouvertes par hasard, elle joua, comme elle eût joué toute autre chose, la musique pénétrante de Weber, le génie d'outre-Rhin qui a le mieux compris la poésie des bois: le son lointain des cors, le frisson des feuilles, le murmure des sources cachées. Georges écoutait. Peu à peu, sous l'influence de ces oeuvres magiques, il fut envahi par une sensation de fraîcheur religieuse comme s'il entrait dans une forêt haute: les tempes se calmèrent, les nerfs se détendirent, un souverain philtre d'apaisement s'infusa dans ses veines, et, du fond de son coeur assoupi, commençait à déborder le torrent des larmes, lorsqu'un bruit de roues sur le pavé de la cour annonça l'arrivée du comte. Marie se leva pour le recevoir, et Georges, mal réveillé de son rêve musical, s'attarda au salon. Lorsqu'il put s'arracher de son fauteuil, il aperçut, oubliée sur un coin du piano, une petite cravate de dentelle noire, encore tout embaumée de sa chevelure.

      Il se jeta comme un chat sauvage sur ce chiffon béni dont le parfum l'enivrait, le couvrit de baisers et de pleurs convulsifs et, voleur inquiet, le serra vivement dans sa poitrine; mais son geste rapide fut aperçu par le comte, qui passait devant la porte-fenêtre du jardin. Pour lui ce ne fut qu'un éclair, mais lui donnait la mesure d'un abîme et lui révélant pour la première fois à lui-même toute la profondeur de son amour. Le comte avait pu voir sans être vu. Il passa vite comme si de rien n'était, se jeta brusquement dans une contre-allée ombreuse du jardin et se laissa tomber sur un banc, presque anéanti, la tête enfouie dans ses deux mains, comme cherchant à retenir ses dernières lueurs de raison.

      Vous souvient-il de ces clairs et profonds étangs des bois où, dans le sillage d'un cerf, toute une meute en délire a passé? Il ne suffit pas d'un instant pour que la vase retombe, que les grandes herbes tourmentées se dénouent et que les eaux remuées aplanissent le miroir où les hauts peupliers redressent lentement leur image.

      Le cerveau troublé du comte de Morsalines resta d'abord dans un désordre pareil: il lui fallut quelque temps pour retrouver le fil de ses pensées perdues et se reconnaître dans la nuit qui s'était faite en lui.

      «C'est elle que Georges a sauvée, murmurait-il d'une voix sourde ... toutes les preuves sont là: sa chevelure blonde, cette plage bretonne, les désastres du père, l'origine franco-espagnole de Marie, son âge (il y a huit ans ... elle en avait quinze), les dates et jusqu'aux chiffres des années, tout concorde: les moindres détails ne laissent pas un doute dans leur inexorable enchaînement.»

      Et se levant pour arpenter à grands pas les allées:

      «Quel aveuglement! disait-il, j'aurais dû tout prévoir; il l'aime avec rage, et c'est dans un élan de passion comprimée qu'il a mouillé de ses larmes et couvert de baisers la petite dentelle noire de son cou.»

      Puis, réfléchissant:

      «Après tout, pensait-il, suis-je en droit de lui jeter mon blâme? Peut-être ne lui a-t-il rien dit et ne s'est-il pas départi de la réserve absolue que lui commandaient notre ancienne amitié, les plus simples devoirs d'un hôte et ses protestations de gratitude. Il n'est coupable d'aucun aveu, sans doute, mais la voix, le geste, le regard ont parlé.... Elle a dû le comprendre à ne pas s'y tromper. Hier, dans la soirée, au seul récit de ses voyages, comme elle écoutait, et comme elle le regardait! Jamais elle ne m'avait paru si belle, tous deux se transfiguraient dans le rayonnement l'un de l'autre, et quand elle a chanté son duo d'amour, jamais tant d'âme n'a vibré dans sa voix! D'ailleurs, n'est-ce pas lui qui l'a sauvée? Est-il étrange qu'elle en ait gardé souvenir? Et moi, qu'ai-je donc fait pour elle? un sacrifice de portefeuille, quelques chiffons de bank-notes pour tranquilliser son père dans une heure de crise? Voilà tout.

      «Georges est un grand artiste, qui porte un nom justement célèbre, et moi? qui suis-je? Sans faire partie du vulgaire troupeau des hommes, puis-je me compter parmi ces êtres supérieurs qui naissent avec une lumière en eux pour éclairer les foules? Puis-je entrer en lutte?

      «Et pourtant, qui sait? Pourquoi me créer des fantômes? Sans vouloir être trop fier, dois-je naïvement descendre au plus humble des rôles? Il me semble, sans orgueil, que je vaux aussi quelque chose. Georges l'aime, soit! mais elle? qui le prouve? Ce néfaste épisode de mer date de huit ou dix années. N'a-t-elle pas eu le temps de l'oublier, si jamais, du reste, elle a réellement songé à lui? Il a vécu dans les pays lointains comme s'il n'était plus de ce monde, sans donner de ses nouvelles ni s'être jamais enquis de personne. Marie peut être fantasque, bizarre, d'un caractère impossible à classer, elle m'a dit souvent qu'elle se regardait comme une énigme pour elle-même, mais chez elle le coeur est


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