Oeuvres de André Lemoyne. André Lemoyne
de faire asseoir ma belle visiteuse et lui demandai ce qui me valait l'honneur de sa venue.
«Un vulgaire motif d'intérêt, me répondit-elle d'une voix toute musicale; nous tombons des hauteurs de l'art sur la réalité plate. Mais avant de vous exposer l'objet de ma visite, permettez-moi de vous présenter l'indiscrète personne qui a pris la liberté de vous déranger.»
«Je m'inclinai respectueusement.
«Vous ne vous en doutiez peut-être pas, continua-t-elle, mais je suis de vos parentes. Je me nomme Marie Alvarès. Vous souvient-il de ce nom-là dans votre famille?
—En effet, répondis-je après réflexion, du côté maternel, parenté latérale, un peu lointaine, mais réelle.
—Ma mère étant cousine de la vôtre, reprit-elle d'une voix réservée, je me trouve donc un peu votre nièce. Nous avons très longtemps vécu à l'étranger. Moi-même je suis née en mer, aux bercements du navire, dans un voyage au long cours de Liverpool à Valparaiso. Ma mère était trop souffrante pour me donner son lait, et comme il y avait une chèvre à bord, elle fut ma première nourrice: ce qui explique, m'a-t-on dit, mon caractère fantasque.
—Très bizarre, en effet, interrompit Georges d'un ton de surprise enjouée. Absolument comme l'ancien maître des Dieux, dont je comprends aujourd'hui l'humeur capricante; tu m'y fais songer pour la première fois. Mais, pardon, continue.
—J'abrège mon récit pour ne pas t'ennuyer. Elle me raconta que son père, un Espagnol de race, s'était réfugié à la frontière de France en temps de troubles (on se battra toujours au delà des Pyrénées); qu'il avait connu et épousé sa mère à Argelès; qu'espérant refaire sa fortune, il avait navigué dans l'Inde et les deux Amériques; qu'en fin de compte, comme un lièvre qui fait sa randonnée, il était revenu au gîte pour être successivement maître de forges dans l'Ariége, raffineur de sucre dans le Pas-de-Calais (à Corbehem, je crois), et que tout récemment il était venu s'échouer dans une filature à Fleury-sur-Andelle, où il se trouvait traqué par une meute de créanciers avec un passif de deux cent mille francs; que dans cette crise désastreuse elle craignait un coup de tête, que son père avait quelque chose d'égaré dans les yeux et qu'elle avait pris sur elle de venir à moi de son propre mouvement. Elle me parut très digne et très émue, et me dit en achevant: «Monsieur le comte, si ma démarche vous paraît étrange, oubliez-la et pardonnez-moi; si elle vous semble toute naturelle, faites simplement ce que vous dira votre coeur.»
«Je la rassurai en prenant congé d'elle, et il résulta de mes informations que le noble Castillan, habile joueur de guitare et grand rouleur de cigarettes, n'était pas plus fait pour l'industrie qu'un poète lyrique pour la traite des noirs; qu'il avait constamment périclité dans les deux mondes; et, en résumé, comme la mauvaise chance entrait au moins pour les trois quarts dans son jeu, je payai les créanciers.
—Et de deux, pour ce dévouement de famille, s'écria Georges spontanément dans un sincère élan d'enthousiasme.
—Oui, reprit Henri d'un ton modeste, mais grâce à moi, l'honnête homme, depuis, a pu tranquillement s'éteindre dans son lit, et il m'a légué son trésor de fille.
—Destinée sans doute à devenir ton joyau de femme?
—Comme tu le dis.... Elle me semblait un peu brusque et bizarre d'abord, mais je me suis fait à son caractère.... Elle est vive, intelligente, enjouée, spirituelle, très bonne musicienne, et je dois te dire qu'elle comprend fort bien tes paysages, qu'elle admire à tous les Salons. C'est une de tes enthousiastes, et récemment elle a su trouver bec et ongles pour te défendre contre un groupe de prétendus réalistes qui voient mal et qui peignent lourd, gris, terne, sec et dur, en croyant copier la nature, qui se moque éternellement d'eux, sachant qu'elle n'est pas comprise. Marie Alvarès, cher ami, connaît toutes tes oeuvres et t'apprécie, crois-le bien, à ta rare valeur. Mais je me trouve naïf, voilà une grande heure que je dépense à te parler d'elle quand j'ai sur moi son portrait: une miniature ovale tout récemment peinte et assez bien venue sur une feuille d'ivoire. En attendant que je te présente à l'original, tiens, regarde. Qu'en dis-tu?»
Ici Georges fit un haut-le-corps à en perdre l'équilibre s'il n'avait eu si bonne assiette sur son trône de mousse. La jeune fille qu'il avait sauvée, devenue femme, lui souriait comme la Joconde dans ce petit cadre ovale à fil d'or.
Sa voix lui resta dans la gorge.
Mais comme, pour sa part, le comte attachait des yeux fort complaisants sur la gracieuse et vivante image, le trouble de Georges lui échappa sans doute, et quand il interrogea du regard le paysagiste:
«Très belle, répondit Georges. Et ... tu l'aimes?
—Je l'aime, oui et non, pas précisément; je n'en suis pas fou, ce n'est pas du délire; mais entrée dans ma vie par surprise, elle y est restée comme un enchantement; et je crois que, si je venais à la perdre, je ne m'en consolerais pas.
—Alors, tu l'aimes profondément, dit Georges d'une voix lente et toute songeuse....» Et un combat terrible se passa dans le coeur du pauvre artiste, qui se trouvait entre l'homme dévoué, l'ami des grands jours, qui l'avait arraché lui-même de l'abîme, et la femme de ses rêves qui lui souriait dans tout le rayonnement de sa beauté; il allait la revoir sans doute, dans une heure peut-être. Il comprit que, s'il restait, il n'aurait plus la force de partir, et il fallait se décider vite. La lutte fut héroïque. Il triompha; des perles de sueur froide lui couronnaient les tempes. «Allons se dit-il, soyons homme.» Et il chercha quel honnête prétexte il pourrait bien inventer pour que son brusque départ eût une apparence de raison.
Il se creusa la tête et crut avoir enfin trouvé. Pour mieux jouer sa grave comédie, il se frappa le front comme au choc d'une idée subite, descendit vivement de son tertre sans mot dire et, d'un air fort préoccupé, s'étira, s'ébroua, étouffa même un petit bâillement, cligna des yeux du côté de sa pique et de son parasol, puis, se plantant droit devant le comte:
«Tous mes regrets, cher ami, mais avec toi j'oublie les heures. Non pas que je veuille en égoïste achever mon esquisse aujourd'hui, mais le soleil baisse, et, pour être en gare avant la nuit, je n'ai pas trop de mes deux jambes.
—Comment, en gare? tes deux jambes? répliqua le comte surpris et faisant la moue, tu plaisantes. Tu ne veux pas me donner l'étrenne de ton retour? Puisque tu as fait tant que de venir jusqu'à mes vieux arbres, reste au moins une semaine ou deux, que j'aie le temps de te reconnaître. Qui t'en empêche et qui te presse? tu n'as pas, je suppose, quelque diablotin à tes trousses, comme aux ballades du moyen âge. Allons, c'est décidé, tu restes.
—Impossible, répondit Georges avec le plus grand sérieux. Je m'aperçois un peu tard, comme toujours, que je suis un pauvre étourdi, m'amusant aux fleurs de la route et oubliant le principal, comme le Chaperon rouge. Tiens, regarde: Départ de Hambourg, le 18, à six heures du matin; nous sommes au 15, à peine ai-je le temps en toute hâte.»
Et, à l'appui de son dire, le paysagiste exhibait une carte imprimée des Vapeurs réguliers faisant par mer le service de Hambourg à Berghen, carte qu'il avait prise à tout hasard en passant à Granville; il ajouta:
«Je serais seul, peu m'importerait l'époque du voyage, mais là-bas doit m'attendre un camarade d'atelier de la rue Carnot, un ami fervent qui, durant ma longue absence de Paris, s'est religieusement consacré à mes succès d'artiste, en exposant mes toiles à tous les Salons. C'est grâce à lui que mes envois de chaque année n'ont pas été interrompus. Puis-je décemment lui fausser compagnie et laisser se morfondre au quai d'embarquement un si brave camarade, après avoir engagé ma parole? Nous devons faire ensemble notre tour de Norvège. Des pays du soleil, je remonte au pays des neiges. Après avoir peint des palmiers et des cèdres, on fera des bouleaux et des pins. N'est-ce pas original, comme loi de contraste?
—Et sans être trop indiscret, poursuivit le comte opiniâtre, saurai-je le nom du malencontreux ami qui t'enlève?
—Jules Boër, le peintre de marines, dont tu possèdes une Écluse et un Bassin