Quelques écrivains français: Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. Emile Hennequin
et les artifices les plus adroits. C'est ainsi que fréquemment, à défaut d'un vocable nombreux, il modifie par une virgule la prononciation d'un mot indifférent, contraignant à l'articuler tout en longues:
«Ça et là un phallus de pierre se dressait, et de grands cerfs erraient tranquillement, poussant de leurs pieds fourchus des pommes de pin, tombées.»
Joints enfin par des transitions ou malhabiles ou concises et trouvées, telles que peut les inventer un écrivain embarrassé du lien de ses idées, les paragraphes se suivent en lâches chapitres qu'agrège une composition ou simple et droite comme dans les récits épiques, ou diffuse et lâche comme dans les romans. L'Éducation sentimentale notamment, où Flaubert tâche d'enfermer dans une série linéaire les événements lointains et simultanés de la vie passionnelle de Frédéric Moreau et de tout son temps, présente l'exemple d'un livre incohérent et énorme.
Ainsi, d'une façon marquée dans les oeuvres où le style est plus libre des choses, moins nettement dans les romans, chaque livre de Flaubert se résout en chapitres dissociés, que constituent des paragraphes autonomes, formés de phrases que relie seul le rhythme et qu'assimile la syntaxe. Ces éléments libres, de moins en moins ordonnés, ne sont assemblés que par leur identité formelle et par la suite du sujet, comme sont continus une mosaïque, un tissu, les cellules d'un organe, ou les atomes d'une molécule.
Procédés de démonstration: descriptions, analyse: De même que l'écriture de Flaubert se décompose finalement en une succession de phrases indépendantes douées de caractère identiques, ainsi ses descriptions, ses portraits, ses analyses d'âmes, ses scènes d'ensemble se réduisent à une énumération de faits qui ont de particulier d'être peu nombreux, significativement choisis, et placés bout à bout sans résumé qui les condense en un aspect total.
La ferme du père Rouault, au début de Madame Bovary, puis le chemin creux par où passe la noce aux notes égrenées d'un ménétrier,—un canal urbain, un champs que l'on fauche dans Bouvard et Pécuchet, sont décrits en quelques traits uniques accidentels et frappants, sans phrase générale qui désigne l'impression vague et entière de ces scènes. Le merveilleux paysage de la forêt de Fontainebleau, dont l'idylle apparaît au milieu de l'Éducation sentimentale, est peint de même avec des types d'arbre, de petits sentiers, des clairières, des sables, des jeux de lumière dans des herbes; le fulgurant lever de soleil à la fin du banquet des mercenaires dans le jardin d'Hamilcar, est montré en une suite d'effets particuliers à Carthage, étincelles que l'astre met au faîte des temples et aux clairs miroirs des citernes, hennissements des chevaux de Khamon, tambourins des courtisanes sonnant dans le bois de Tanit; et pour la nuit de lune où Salammbô profère son hymne à la déesse, ce sont encore les ombres des maisons puniques et l'accroupissement des êtres qui les hantent, les murmures de ses arbres et de ses flots, qui sont énumérés.
Les portraits de Flaubert sont tracés par ce même art fragmentaire. Mannaëi, le décharné bourreau d'Hérode, la vieille nourrice au profil de bête qui sert Salammbô, sont dépeints en traits dont le lecteur doit imaginer l'ensemble. Que l'on se rappelle toutes les physionomies modernes que le romancier a mises dans notre mémoire, les camarades de Frédéric Moreau, les hôtes des Dambreux, le père Régimbard imposant, furibond et sec, Arnoux, la délicieuse héroïne du livre; puis la figure de Madame Bovary, les grotesques, Rodolphe brutal et fort, les croquis des comices, le débonnaire aspect du mari, et les merveilleux profils de l'héroïne,—toutes ces figures et ces statures sont retracées analytiquement, en traits et en attitudes; ainsi:
«Jamais Mme Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque.... Ses paupières semblaient taillées tout exprès pour ses longs regards amoureux où la prunelle se perdait, tandis qu'un souffle fort écartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lèvres qu'ombrageait à la lumière un peu de duvet noir. On eût dit qu'un artiste habile en corruptions avait disposé sur sa nuque la torsade de ses cheveux; ils s'enroulaient en masse lourde négligemment et selon les hasards de l'adultère qui les dénouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi; quelque chose de subtil qui vous pénétrait se dégageait même des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied.»
Et cet art de raccourci qui surprend en chaque être le trait individuel et différentiel, atteint dans la Tentation de saint Antoine une perfection supérieure; dans ce livre où chaque apparition est décrite en quelque phrases concises, il n'en est pas qui ne fixe dans le souvenir une effigie distincte, dont quelques-unes—la reine de Saba, Hélène-Ennoia, les femmes montanistes,—sont inoubliables.
Par un procédé analogue, fragmentaire et laborieux, Flaubert montre les âmes qui actionnent ces corps et ces visages. Usant d'une série de moyens qui reviennent à indiquer un état d'âme momentané de la façon la plus sobre et en des mots dont le lecteur doit compléter le sens profond, il dit tantôt un acte significatif sans l'accompagner de l'énoncé de la délibération antécédente, tantôt la manière particulière dont une sensation est perçue en une disposition; enfin il transpose la description des sentiments durables soit en métaphores matérielles, soit dans les images qui peuvent passer dans une situation donnée par l'esprit de ses personnages.
Le dessin du caractère de Mme Bovary présente tous ces procédés. Par des faits, des paroles, des gestes, des actes, sont signifiés les débuts de son hystérisme, son aversion pour son mari, son premier amour, les crises décisives et finales de sa douloureuse carrière. Par des indications de sensations, la plénitude de sa joie en certains de ses rendez-vous, et encore l'âme vide et frileuse qu'elle promenait sur les plaines autour de Tostes:
«Il arrivait parfois des rafales de vent, brises de la mer, qui, roulant d'un bond sur tout le plateau du pays de Caux, apportaient jusqu'au loin dans les champs une fraîcheur salée. Les joncs sifflaient à ras de terre et les feuilles des hêtres bruissaient en un frisson rapide, tandis que les cimes se balançant toujours continuaient leur grand murmure. Emma serrait son châle contre ses épaules et se levait.»
Pénétrant davantage la sourde éclosion de ses sentiments, d'incessantes métaphores matérielles disent le néant de son existence à Tostes, son intime rage de femme laissée vertueuse, par le départ de Léon et son exultation aux atteintes d'un plus mâle amant:
«C'était la première fois qu'Emma s'entendait dire ces choses; et son orgueil, comme quelqu'un qui se délasse dans une étuve, s'étirait mollement et tout entier à la chaleur de ce langage.»
Et encore la contrition grave de sa première douleur d'amour:
«Quant au souvenir de Rodolphe, elle l'avait descendu tout au fond de son coeur; et il restait là plus solennel et plus immobile qu'une momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison s'échappait de ce grand amour embaumé et qui, passant à travers tout, parfumait de tendresse l'atmosphère d'immaculation où elle voulait vivre.»
Puis des récits d'imagination[1], aussi nombreux chez Flaubert que les récits de débats intérieurs chez Stendhal, complètent ces comparaisons, dévoilent en Mme Bovary l'ardente montée de ses désirs, l'existence idéale qui ternit et trouble son existence réelle. Des hallucinations internes marquent son exaltation romanesque quand elle vit à Tostes, amère et déçue; de plus confuses, le désarroi de son esprit tandis qu'elle cède à la fête des comices sous les déclarations de Rodolphe; d'autres, l'élan de son âme libérée quand elle eut obtenu de partir avec son amant; des imaginations confirment et attisent sa dernière passion que mine sans cesse l'indignité de son amant, et emplissent encore de terreur sa lamentable fin.
De ces procédés, ce sont les moins artificiels qui subsistent dans l'Éducation sentimentale; les personnages de ce roman sont montrés par de très légères indications, un mot, un accent, un sourire, une pâleur, un battement de paupières, qui laisse au lecteur le soin de mesurer la profondeur des affections dont on livre les menus affleurements. Les conversations de Frédéric et de Mme Arnoux, puis ce dîner où celle-ci, Mme Dambreuse et Mlle Roques, réunies par hasard, entrecroisent curieusement les indices