Pour la patrie: Roman du XXe siècle. Jules Paul Tardivel
conférer avec vous sur une matière de la plus haute importance. Personne d'entre vous n'ignore les grands événements politiques qui se sont produits depuis quelques jours. Avant-hier, grâce à nos efforts, grâce à notre entente avec nos frères des autres provinces, la législature de Québec s'est prononcée selon nos désirs. Il ne restait plus qu'elle sur notre chemin, vous le savez. Maintenant, il faut concentrer toutes nos forces et toutes nos ressources sur le parlement fédéral. C'est là que la grande et décisive bataille doit se livrer contre la superstition et la tyrannie des prêtres. Si nous remportons la victoire, c'en est fait à tout jamais du cléricalisme en ce pays....
—Et de notre nationalité, et de notre langue aussi, dit celui qui avait accompagné le président.
—Qu'importe la nationalité, qu'importe la langue, reprend le maître, en lançant à son interrupteur un regard chargé de sombres éclairs. Qu'importent ces affaires de sentiment si, en les sacrifiant, nous parvenons à écraser l'infâme, à déraciner du sol canadien la croix des prêtres, emblème de la superstition, étendard de la tyrannie. J'ai déjà dit à celui qui m'a interrompu qu'il semble parfois être un Adonaïte déguisé. Je le lui répète, et j'ajoute: qu'il prenne garde à lui!
—Pourtant, maître, fait un sectaire, il faut admettre que notre secrétaire, le frère Ducoudray, rend de nobles services à la cause par son excellent journal la Libre Pensée. S'il y a une feuille anticléricale dans le pays, c'est bien la Libre Pensée, n'est-ce-pas?
—Je le sais, poursuit le président, en faisant un grand effort pour se contenir. Mes paroles ont été sans doute trop vives; j'en demande pardon au frère Ducoudray. J'admire son talent et le zèle anticlérical qu'il déploie dans la rédaction de la Libre Pensée. Mais je ne puis m'empêcher de craindre pour lui, car je sais qu'il a été élevé dans la superstition....
—Il y a pourtant longtemps que j'ai brisé avec elle, dit Ducoudray.
—Assez! fait le maître. N'en parlons plus!... Je disais donc que la bataille décisive doit se livrer à Ottawa. Nous avons à choisir entre le statu quo, l'union législative et la séparation des provinces. Vous le savez, c'est l'union législative que nous convoitons; c'est par elle que nous briserons l'influence des prêtres, que nous étoufferons la superstition, que nous répandrons la vraie lumière, que nous délivrerons le peuple du joug infâme qu'il porte depuis des siècles. Pour réussir il faut de la hardiesse, sans doute; mais aussi de la prudence, une tactique savante, une stratégie habile. Voici notre plan de campagne en deux mots: l'union législative sous le manteau du statu quo. Nous n'arriverons pas à l'union par le chemin direct. Les masses du peuple de cette province sont encore trop fanatisées, trop dominées par les prêtres pour que nous puissions leur faire accepter l'union législative si nous leur présentons ouvertement notre projet. Ce serait nous exposer à une défaite certaine....
—Faut-il donc que la Libre Pensée change de tactique? demanda Ducoudray quelque peu intrigué.
—Pas du tout, reprend le président. Au contraire, vous devez faire plus de tapage que jamais en faveur de l'union législative. Mais vous aurez besoin de dire que vous la demandez uniquement en vue de l'économie et du progrès matériel du pays. Gardez-vous bien de laisser échapper le moindre aveu touchant le véritable but que nous voulons atteindre par l'union législative. Pendant que la Libre Pensée et son école demanderont l'union législative à hauts cris, je ferai de la diplomatie. Ne soyez pas surpris si, au premier jour, je tourne ostensiblement le dos ou mouvement unioniste; si je passe armes et bagages dans le camp du statu quo; si je deviens l'un des chefs de ce parti. Vous, Ducoudray, vous m'attaquerez alors avec cette belle violence de langage qui vous est habituelle; vous me dénoncerez comme conservateur outré, comme réactionnaire. Appelez-moi clérical, si vous voulez. Ces attaques me vaudront la confiance des conservateurs; et cette confiance me permettra de manœuvrer à mon aise.
—Et que faudra-t-il dire de Lamirande et de sa bande de fanatiques? interroge Ducoudray.
—Tout ce que vous avez dit jusqu'ici, et même davantage, si c'est possible. Vous direz qu'ils ne demandent la séparation que par ambition personnelle, et par fanatisme; que s'ils y réussissent, leur premier soin sera de rétablir l'inquisition, de faire voter des lois pour forcer tout le monde à assister à la basse messe six fois la semaine, et à la grand-messe et aux vêpres, le dimanche....
—Avec abonnement obligatoire au journal de Leverdier pour tous les pères de famille!...
—Très bien! frère Ducoudray, je vois que vous saisissez parfaitement mon idée, et je suis convaincu que vous la traduirez fidèlement. En accablant les cléricaux et les ultramontés de ridicule, vous convaincrez les conservateurs de la nécessité de se maintenir dans leur juste milieu et d'éviter les deux extrêmes, l'extrême radical et l'extrême catholique. C'est dans cette disposition d'esprit que je les veux pour leur faire accepter plus sûrement mes projets.
Pendant plus d'une heure encore, ces ouvriers de ténèbres continuent ainsi leur œuvre. Puis, ils se dispersent et s'en vont comme ils sont venus, à la dérobée.
Chapitre II
Quam malæ famæ est, qui derelinquit patrem.
Combien est infâme celui qui abandonne son père.
Eccli. III, 18.
Le même soir, il se passait, dans un autre endroit de Québec, une scène bien différente. Malgré le temps affreux, plusieurs membres de la Saint-Vincent-de-Paul s'étaient rendus à la sacristie de la basilique pour assister à la réunion hebdomadaire de la conférence Notre-Darne.
Parmi les assistants était le Dl Joseph Lamirande. Celui-là, il n'y avait pas de tempête capable de le faire manquer à un devoir quelconque. Il pouvait avoir quarante ans. Sa figure grave et douce exprimait une très grande énergie tempérée par la bonté. Personne ne se souvenait de l'avoir entendu rire ni de l'avoir vu triste ou sombre. Mais s'il ne riait guère, souvent, lorsqu'il parlait, un beau sourire illuminait ses traits et sa voix prenait des accents d'une tendresse infinie. Arrivée à la conférence, il était allé s'asseoir sur le dernier banc, au milieu d'un groupe d'ouvriers, et se mêla à leur conversation.
Après la prière et la lecture d'usage, le président de la conférence prit la parole:
—Messieurs, plusieurs personnes m'ont averti ce matin qu'un vieillard, venu on ne sait d'où, se trouve dans un galetas de la rue de l'Ancien Chantier, au Palais, où il est allé se réfugier. Il est malade, évidemment, et paraît être dans un dénuement absolu. Il parle peu à ceux qui le questionnent et ne veut pas dire son nom. Ce n'est pas lui-même qui demande de l'assistance; ce sont quelques gens du voisinage qui ont cru devoir appeler l'attention de la conférence sur ce cas quelque peu extraordinaire. On craint que cet étrange vieillard ne meure de faim et de misère si la Saint-Vincent-de-Paul ne s'occupe de lui immédiatement. Je crois que nous devons ordonner une visite d'enquête pour demain matin.
Après un instant de silence:
—Personne ne s'y oppose? Eh bien! la visite d'enquête est ordonnée. Qui va s'en charger?... Le Dr Lamirande voudra bien la faire avec M. Saint-Simon qui n'est pas ici, mais qui accompagnera sans doute volontiers le docteur. Si quelqu'un peut faire du bien à l'âme et au corps de ce malheureux vieillard, c'est bien vous, docteur.
—Je ferai mon possible, monsieur le président, et dès demain matin.
Le lendemain matin, fidèle à sa promesse, Lamirande accompagné de M. Hercule Saint-Simon, directeur du Progrès catholique, se rend au Palais.
Quel ironie dans ce nom! Jadis, “du temps des Français”, s'élevait dans ce quartier le palais de l'Intendant. Mais il y a longtemps que cet édifice est tombé en ruines et que les ruines mêmes sont disparues. De l'ancienne splendeur du palais il ne reste plus que le nom