Pour la patrie: Roman du XXe siècle. Jules Paul Tardivel
se nomme ainsi. Par une étrange vicissitude de la fortune, l'endroit appelé plus particulièrement le Palais est devenu le quartier pauvre par excellence. Que de misères, morales et physiques, s'entassent dans ces logements délabrés, mal éclairés, malpropre, souvent infects!
—Oh, la triste chose que la pauvreté! dit Saint-Simon. Elle est la cause de tout le mal moral et physique dans le monde.
—Elle est sans doute triste, répond Lamirande, puisqu'elle est un des fruits amers du premier péché; mais elle est plutôt triste dans sa cause que dans ses effets. Jésus-Christ, ne l'oublions pas, mon ami, était pauvre. Il a béni et ennobli la pauvreté, et Il nous a laissé les pauvres comme ses représentants. S'il n'y avait point de misères morales et corporelles à soulager, sur quoi s'exercerait la sainte charité,? Et sans la charité que deviendrait le monde livré à l'égoïsme? Cette terre cesserait d'être une vallée de larmes, soit, mais elle deviendrait un vaste et horrible désert.
—Vous avez peut-être raison, théoriquement, mais en pratique je trouve la pauvreté très incommode, répliqua Saint-Simon.
—Mais vous n'êtes pas pauvre, vous, dit Lamirande en souriant. Vous badinez. Par pauvreté, on entend le manque du nécessaire ou du très utile.
—Tout est relatif dans le monde, fait son compagnon. Sans doute, si vous me comparez à celui que nous allons visiter, je ne suis pas pauvre. Mais comparé à d'autres, à Montarval, par exemple, je le suis affreusement.
—Pourtant, celui qui peut se donner le nécessaire et même l'utile n'a pas le droit de se dire pauvre. Il est permis, sans doute, de travailler à rendre sa position matérielle meilleure, mais à la condition de ne point murmurer contre la Providence si nos projets ne réussissent pas au gré de nos désirs. La richesse que vous souhaitez serait peut-être une malédiction pour vous. Soyons certains, cher ami, que Dieu, qui nous aime, nous donne à chacun ce qui nous convient davantage. Il connaît mieux que nous nos véritables besoins.
—L'Aurea mediocritas, soupira le journaliste, convient aux esprits médiocres, à ceux qui n'ont point d'ambition, qui vivent au jour le jour, qui n'aspirent pas à la gloire, au pouvoir, qui ne rêvent pas de grandeurs, qui se renferment dans leur petit négoce et dont l'horizon se borne à la porte de leur boutique ou au bout de leur champ. À ceux-là l'heureuse médiocrité chantée par les poètes. Mais ceux qui, comme vous et moi, vivent de la vie intellectuelle, devraient être riches, l'homme qui travaille de la tête du matin au soir, qui pense pour ses semblables, qui leur fournit des idées, a besoin, pour se reposer, pour se retremper, d'un certain luxe matériel. Non seulement il en a besoin, il y a droit. Du reste, de nos jours, la richesse, c'est le pouvoir. Pour faire le bien, il faut être riche, absolument. Que voulez-vous qu'un pauvre diable, comme vous ou moi, fasse dans le monde moderne? Si nous étions riches, quels ravages ne ferions-nous pas dans le camp ennemi!
En parlant ainsi Saint-Simon s'était exalté peu à peu. Il gesticulait avec violence. Lamirande le regardait avec piété et terreur.
—Pauvre ami, dit-il, ce sont là de bien fausses idées qui vous sont venues je ne sais d'où. Pour les réfuter en détail il me faudrait plus de loisir que je n'en ai ce matin. D'ailleurs, vous devez sentir vous-même que ce sont de misérables sophismes: car vous n'ignorez pas que les grandes choses, même dans l'ordre purement humain, n'ont guère été accomplies par les riches. C'est une tentation, mon ami, repoussez-là par la prière.
Saint-Simon haussa les épaules et secoua la tête, mais ne répondit pas.
Lamirande et son compagnon, arrivés à destination, pénètrent dans une misérable baraque; ils montent trois escaliers branlants et s'arrêtent à la porte d'une petite chambre sous les combles. Le docteur frappe et une voix aigrie lui dit d'entrer. Il ouvre la porte et un spectacle navrant se présente à ses regards; une chambre basse, sombre, nue, froide et sale; au fond de la pièce un pauvre grabat sur lequel est étendu un vieillard. L'œil exercé de Lamirande lit sur le visage de cet homme les ravages de la maladie, ou plutôt de la faim et de la misère. Il voit non moins distinctement les traces d'une grande souffrance morale. Ce vieillard n'est pas un pauvre ordinaire. Ses habits, d'une coupe élégante et assez propres encore, forment un singulier contraste avec l'affreux aspect de la chambre. Lamirande s'approche du lit et regarde attentivement le vieillard.
—Où ai-je donc vu ces traits? se dit-il en lui-même.
Puis tout haut:
—Mon cher monsieur, vous paraissez souffrant. Nous sommes venus, mon ami et moi, vous porter secours. Vous avez besoin de manger, sans doute; vous avez besoin de remèdes et de soins. Ne voulez-vous pas que je vous fasse entrer à l'Hôtel-Dieu? Vous y seriez infiniment mieux qu'ici....
Une expression pénible et amère contracta le visage du vieillard.
—Non, dit-il, je veux mourir ici; quelqu'un m'enterrera, ne serait-ce que pour se débarrasser de mon cadavre.
—Il ne s'agit pas de vous enterrer, mon cher monsieur, dit Lamirande, mais de vous soigner et de vous guérir.
—Pourquoi vous intéressez-vous à moi? dit le vieillard. Je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas.... Je n'ai pas d'ami....
—Oh oui! vous avez des amis. Nous ne vous connaissons pas, il est vrai, mais nous voyons que vous êtes seul, que vous êtes malade, que vous êtes un membre souffrant de Jésus-Christ. Cela suffit pour vous donner droit à notre amitié....
—Qui êtes-vous? Pourquoi venez-vous ici? Que ne me laissez-vous pas mourir en paix?
—Je m'appelle Lamirande. Je suis venu ici parce que la société Saint-Vincent-de-Paul m'a envoyé vous voir et vous soulager. Quant à mourir, êtes-vous bien sûr de mourir en paix?
En prononçant ces dernières paroles d'une voix émue, Lamirande jeta sur le vieillard un regard pénétrant. L'étranger se troubla. Lamirande continua:
—Ayez donc confiance en moi; dites-moi qui vous êtes, d'où vous venez et pourquoi vous êtes dans ce misérable galetas? Dites-moi ce que nous pouvons faire pour vous?
Le lèvres du vieillard frémirent, ses yeux se mouillèrent.
—Vous êtes réellement bons, tous deux, dit-il. Pardonnez-moi si je vous ai si mal reçus tout à l'heure. J'ai le cœur plein d'amertume et il déborde. Mais je n'ai besoin de rien, laissez-moi, je vous en prie. Peu vous importe mon nom, peu vous importe mon histoire.
Et l'étranger dirigea son regard vers Saint-Simon. Lamirande crut comprendre que le pauvre abandonné ne voulait pas parler en présence de deux personnes. Aussi prit-il la détermination de revenir seul.
Après avoir échangé encore quelques paroles avec leur étrange protégé, les deux visiteurs prirent congé de lui et dirigèrent leurs pas vers d'autres réduits où des pauvres plus loquaces et plus communicatifs les attendaient.
Deux heures plus tard, Lamirande, se trouvant libre, retourna seul auprès du vieillard. En gravissant le dernier escalier, il ne put s'empêcher de saisir ce bout de conversation:
—Alors je vous mettrai en pension quelque part à la campagne. Il m'est impossible de faire plus.
—Je te le répète, fils dénaturé, je mourrai dans ce galetas. Je n'accepterai pas cette bouchée de pain que tu me jettes comme à un chien. Tu as honte de moi! Eh bien! tu ne seras pas longtemps exposé à rougir de ton père!
À ce moment Lamirande frappa à la porte entrouverte.
—C'est sans doute quelque pauvre voisin du quartier, dit tout bas le vieillard à son fils. Va ouvrir. On croira que c'est une simple visite de charité que tu fais à un étranger malade.
La porte s'ouvrit et Lamirande se trouva face à face avec Aristide Montarval, jeune Français, riche, brillant, établi au Québec depuis plusieurs années. Sans être amis, les deux hommes se connaissaient bien. Un instant ils échangèrent un regard qui valait de longues explications. Lamirande put lire sur le visage du jeune