Le Roman Historique a l'Epoque Romantique - Essai sur l'Influence de Walter Scott. Louis Maigron

Le Roman Historique a l'Epoque Romantique - Essai sur l'Influence de Walter Scott - Louis Maigron


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des indiscrétions ou des commérages, c'est-à-dire des infidélités. Mais, outre que nous y trouvons justement l'écho assez souvent fidèle de ce que les intérêts ou les passions ont pu faire penser, de leur vivant même, des personnages historiques, l'écrivain sera tenu de ne pas trop s'écarter d'une certaine vérité générale, dont les romanciers du groupe précédent n'avaient soupçonné ni la nécessité, ni même l'existence. Les héros des Courtilz de Sandras, des Hamilton et des Prévost sont des prodiges de vérité par comparaison avec les invraisemblables fantoches des La Calprenède ou des Scudéry.

      Voici Mazarin. La psychologie du cauteleux italien ne sera sans doute ni bien raffinée, ni bien profonde: Courtilz de Sandras n'a que de très lointains rapports avec l'auteur de Britannicus ou de Mithridate. Mais comme les récits légers et malicieux de nos conteurs dégagent et fixent avec netteté les traits essentiels, ceux qui ont dû surtout faire impression sur les hommes d'alors! Il est «fin et adroit», fier d'ailleurs de son habileté et de sa souplesse: «en matière de ruse et de fourberie il eût été bien fâché de le céder à aucun», mais incapable de résister en face, surtout quand on lui parle d'un certain ton: «il ne falloit que montrer les dents pour en avoir tout ce qu'on vouloit», «ma fermeté le fit taire; il falloit lui contredire pour gagner sa cause avec lui»;—d'une avarice encore plus remarquable: «il étoit tenant comme un Juif quand il y alloit de son intérêt»; son premier soin, une fois ministre, est d'établir des jeux, on devine dans quel but: «il n'en vouloit point à la vie de personne, il n'en vouloit qu'à leur bourse et il n'y eut point de finesse qu'il ne mit en oeuvre pour remplir la sienne»;—flatteur excessif avec ceux qu'il redoute ou qu'il a intérêt à ménager, et d'une impertinence méprisante avec ses inférieurs, ces deux défauts rendus encore plus piquants par son zézaiement d'Italien: «Monsieur le Prince, lui dit-il d'abord qu'il le vit, que fairont les Espagnols dorénavant, vous qui touez plous de monde vous seul que ne fait oune armée?» Devant tant de bassesse, le probe et scrupuleux d'Artagnan ne peut éprouver que du mépris: «il lui dit encore quantité de momeries qui eussent été bien mieux dans la bouche d'un baladin que dans celle d'un ministre d'État.» Mais le susceptible et chatouilleux mousquetaire en entendra bien d'autres. «Artagnan, jou ne counouissois pas les François avant que de les gouverner, mais les Espagnols ont grande raison de les appeler Gavaches: il n'y a rien qu'on ne leur fasse faire pour de l'argent». Faites aussi la part de la hâblerie gasconne et de l'antipathie que l'avarice sordide du cardinal devait inspirer à la folle insouciance de notre mousquetaire: n'avez-vous point là l'impression exacte qu'ont dû éprouver les contemporains?

      Les personnages ne sont pas seuls à avoir plus de vérité; c'est dans un milieu réel que ces êtres réels vivent et s'agitent.

      Voyez par exemple, toujours chez Courtilz de Sandras, le monde turbulent et aventureux, un peu fou, mais si brillant, de la Fronde: Conti qui se révolte, les intrigues du Coadjuteur, «la fille aînée du duc d'Orléans, qui étoit une Princesse plus propre à porter un justaucorps qu'une jupe», et les soeurs Mancini, avec toutes les ambitions dont elles sont le centre. Le spectacle de la rue n'est ni moins bigarré, ni moins amusant: bretteurs et duellistes, mousquetaires ou «mouches» du lieutenant de police, femmes masquées et cavaliers qui se glissent à des rendez-vous furtifs, la rapière au côté et le pistolet à la ceinture, comme s'ils allaient au camp ou à la parade; un bruit, une agitation, un fourmillement à donner le vertige, et par-dessus tout, une bonne humeur largement épandue, une gaîté insouciante et folle, et comme une hâte fébrile de cueillir toutes les émotions et d'épuiser tous les plaisirs. Cependant Turenne et Vauban font la guerre, mais ce n'est pas à Cyrus ou au prince Constance qu'ils ont demandé des leçons de stratégie, et les soldats qu'ils mènent à la bataille ne ressemblent guère à ceux de «Faramond». Ils ont maraudé la veille, ils marauderont le lendemain et s'oublieront à des orgies violentes et brutales, sauf à retrouver leur belle et fringante allure quand il faudra défiler devant le roi ou le général, et leur entraînante bravoure au feu, devant l'ennemi. Vraiment et de toutes parts, c'est une époque entière qui ressuscite dans sa complexité touffue et dans sa réalité distincte. Et il y a plus encore de vérité chez Hamilton et l'abbé Prévost que chez Courtilz de Sandras.

      Ainsi se tissait entre leurs mains la trame elle-même du roman historique. Le genre n'existait pas encore, du moins avait-il enfin la possibilité d'exister.

      Ils lui rendaient encore un service presque aussi signalé en rejetant à l'arrière-plan les personnages historiques, au lieu de leur laisser occuper comme autrefois le devant de la scène. C'était remédier à l'un des plus graves inconvénients de l'ancienne méthode. Le rôle des personnages réduit, les occasions de mentir à leur caractère étaient réduites du même coup. On gagne rarement à être bavard: cette discrétion forcée leur épargna bon nombre de ces étranges invraisemblances que se permettaient leurs prédécesseurs; et quant aux incroyables sottises de Baudricourt ou de Richard, ni Mazarin ni Charles II n'avaient même plus le temps de les commettre. Les commettraient-ils d'ailleurs, la faute n'a pas la même importance: des personnages secondaires peuvent se permettre ce qu'on refusera toujours à des protagonistes.

      Avec la composition et la perspective, le ton général devait aussi changer: nouvelle conséquence, et pas des moins importantes. Si c'est bien d'Artagnan ou Grammont, Cleveland ou cet excellent doyen de Killerine qui mènent le roman, il est de toute nécessité qu'ils lui imposent leurs façons et leurs habitudes de langage; d'autant qu'ils sont toujours en scène et qu'ils nous font eux-mêmes le récit de leurs aventures. A passer par leur jugement particulier, les personnages historiques subissaient des transformations particulières: à parler par leur bouche, ils devront contracter les habitudes de parole de leurs interprètes; et cela va plus loin qu'on ne pense. Tant que le protagoniste sera un comte ou un vénérable ecclésiastique anglais, le ton général, sous la gravité mélancolique et passionnée de l'un comme sous l'humeur piquante et enjouée de l'autre, gardera de la tenue et de la distinction, et nous n'entendrons que le langage des honnêtes gens. Mais si c'est un laquais, un mousquetaire ou un agent secret du lieutenant de police, on peut s'attendre à de belles irrévérences. Ce sera la liberté gaillarde du corps de garde ou la trivialité cynique de l'antichambre. On a vu le langage que d'Artagnan prête à Mazarin: le comte de Rochefort aura à peine plus d'égards pour Richelieu.

      Quelle nouveauté! ou plutôt quel scandale! La nouveauté, il est vrai, ne fut guère suivie tout d'abord. Longtemps encore cette langue imagée et savoureuse, triviale mais forte, pleine de dictons et de proverbes expressifs sinon raffinés, abondante en énergiques métaphores populacières, la langue enfin de nos vieux conteurs gaulois, ne sera qu'au service de la valetaille et des laquais, des Mme Dutour et des Gil Blas; et les princes et les rois continueront à parler comme leurs ancêtres Cyrus et Pharamond, Auguste ou Mithridate. Mais un temps viendra où, au nom même d'une vérité plus générale et plus humaine, ils renonceront les premiers à cette noblesse de convention et trouveront surannées les lois de l'étiquette; on leur prêtera des propos de valets, et des duchesses et des reines parleront comme des chambrières; ce qui n'était que l'exception en 1700 deviendra à peu près la règle vers 1830. Walter Scott et Victor Hugo, Paul Lacroix et Roger de Beauvoir, Eugène Sue et Frédéric Soulié,—pour ne rien dire d'Alexandre Dumas,—avaient eu au moins un prédécesseur.

      Cependant, malgré l'importance de ce groupe dans l'organisation du roman historique, et quelque féconde qu'ait été son influence, il manquait encore au genre à venir son élément essentiel, un des plus importants aussi dans l'histoire et l'esthétique du romantisme: le cadre ou la couleur locale. Dans les romans de Sandras et de Prevost, le milieu existe; mais il n'est guère que la description d'une époque à peu près contemporaine. Au contraire, la reconstitution du passé, dans la vérité au moins relative de ses apparences multiples et mouvantes, voilà l'oeuvre de la couleur locale. Deux conditions étaient nécessaires pour qu'elle fût possible.

      Il fallait d'abord s'apercevoir de cette vérité fort simple,—si simple en effet qu'il n'en a fallu attendre que jusqu'au XIXe siècle la première expression—: que le passé est le passé et doit rester le passé, et donc qu'il est ridicule de le travestir à la dernière mode contemporaine; il fallait avoir le sentiment profond des différences profondes de l'humanité aux diverses étapes


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