Le Roman Historique a l'Epoque Romantique - Essai sur l'Influence de Walter Scott. Louis Maigron

Le Roman Historique a l'Epoque Romantique - Essai sur l'Influence de Walter Scott - Louis Maigron


Скачать книгу
camp romain grave et triste, la prison chrétienne frémissante de l'ivresse du martyre, la plèbe romaine aux clameurs sourdes poussant au pied du tribunal ses remous terribles; et le lac hanté, inquiétant et sombre, dans la forêt druidique[5]»: que de pages présentes à toutes les mémoires, nous allions dire à tous les yeux!

      [Note 5: Faguet, Études sur le XIXe siècle.]

      Voici encore Naples et sa plage voluptueuse, et son paysage plus suave et plus frais que «des fleurs et des fruits humides de rosée»; Jérusalem aride, désolée et triste au milieu des cyprès, des aloès et des nopals, et ses pauvres masures «pareilles à des sépulcres blanchis»; et tout cela vu avec la netteté, rendu avec la sûreté incomparable du «maître des peintres».

      S'agit-il d'animer à la fois et les pays et les hommes qui y ont autrefois vécu, le génie de Chateaubriand est plus prestigieux encore. Quel tableau que celui de la bataille du sixième livre des Martyrs! C'est comme la description d'un témoin oculaire qui aurait été le plus merveilleux des artistes. Tout y est pittoresque et tout y est vivant. Inutile sans doute d'en rien citer: la page est dans toutes les mémoires.

      Mais ce qu'il ne faut pas se lasser de faire remarquer, c'est l'éclatante nouveauté du tableau. Cette fois c'était bien la couleur locale, avec ce qu'elle peut avoir de plus précis pour l'esprit et de plus chatoyant pour l'imagination; et Chateaubriand tissait ainsi, et de façon définitive, la toile de fond du roman historique, s'il est vrai, comme le veut une spirituelle définition, que le roman historique ne soit que «l'art de faire mouvoir des personnages faux dans un décor à peu près exact[6].»

      [Note 6: G. Renard, Nouvelle Revue, tome XXXV, p. 704, 1885.]

      De telles nouveautés devaient être un jour singulièrement fécondes: elles ne réussirent d'abord qu'à susciter Marchangy, le symbole même des fades élégances et de la platitude emphatique, et un des plus parfaits exemples qu'en littérature les intentions ne suffisent pas. La Gaule poétique[7] est une merveille d'application et de bonne volonté: c'est un témoignage plus magnifique encore de radicale impuissance, une série d'essais qui restent stériles et qui avortent. Le malheureux! Cette matière si nouvelle, que Chateaubriand venait de découvrir, ne recommande-t-il pas de la couler dans les anciens moules du plus orthodoxe et du plus pur classicisme? Des règnes de François Ier et de Henri IV, on ferait «un nouveau genre d'épopée héroïque, facétieuse et familière»; et dans l'histoire des successeurs de Clovis, «la cantate, l'hymne, le dithyrambe, l'ode, l'héroïde, trouveraient des sujets inspirateurs!» Il est difficile sans doute de pousser plus loin la naïveté et l'inintelligence.

      [Note 7: Le titre complet de l'ouvrage est: la Gaule poétique ou l'Histoire de France considérée dans ses rapports avec la poésie, l'éloquence et les beaux-arts. Il parut en 1813.]

      C'est qu'aussi bien les temps n'étaient pas encore accomplis et que, pour faire porter tous leurs fruits aux nouveautés des Martyrs, il était besoin d'une autre influence et d'un autre écrivain. Il fallait un homme qui dès sa plus tendre enfance fût familier avec l'histoire et avec tout ce côté poétique de l'histoire, mêlé de faussetés et de vérités, qui forme le trésor de la légende; pour qui la vie passée, avec le pêle-mêle de ses menus détails et pratiques et coutumes ordinaires, fût aussi réelle, aussi vivante que le présent; dont l'imagination fût naturellement tournée vers l'archéologie et qui éprouvât vivement pour lui-même, afin de le faire mieux partager aux autres, le charme particulier que dégagent les choses disparues, vieux castels et vieilles armures; un homme enfin capable de traduire toutes ces choses dans un récit plus alerte que savant, plus enjoué que majestueux, et avec la seule ambition d'intéresser par la vérité savoureuse de ses peintures. Il vint, mais il naquit de l'autre côté du détroit, et ce fut Walter Scott.

       Table des matières

      Le roman historique dans Walter Scott.

      Jamais écrivain ne fut mieux préparé au rôle glorieux qu'il allait remplir. La nature l'avait créé conteur: de très bonne heure son goût et les circonstances le firent antiquaire. Des nombreux témoignages de ses biographes, et surtout de ses aveux personnels, il apparaît clairement que le présent ne l'a jamais intéressé que comme représentatif du passé, et que c'est au passé que sont toujours allées ses préférences. Les siècles précédents lui sont aussi familiers, plus familiers peut-être que son époque même, et il s'oriente dans ces temps reculés comme s'il y avait réellement vécu.

      Les «récits aventureux et féodaux» et tout ce qui a trait «aux chevaliers errants», voilà ce qui le passionne, et au fond c'est la seule chose qu'il ait jamais aimée. Un paysage ne l'intéresse que par les souvenirs qu'il évoque, et, à ses yeux, un site n'est pittoresque et digne d'attention qu'autant qu'il a servi de cadre à une scène historique, et qu'autrefois il s'est passé là quelque chose. Mme de Staël disait qu'elle n'ouvrirait pas sa fenêtre pour voir le golfe de Naples, et qu'elle ferait des lieues pour entendre la conversation d'un homme d'esprit: Walter Scott, en voyage, aurait peut-être hésité à changer son itinéraire pour un paysage qui n'aurait eu à lui offrir que le spectacle de ses seules beautés naturelles, au lieu que la plus insignifiante des ruines, pourvu qu'elle fût authentique, et il s'y connaissait, le remplissait d'émotion. «On n'avait qu'à me montrer un vieux château, un champ de bataille; j'étais tout de suite chez moi, je le remplissais de ses combattants avec leur costume propre, j'entraînais mes auditeurs par l'enthousiasme de mes descriptions.» Quand la fortune lui fut venue avec la gloire, il s'empressa de faire d'Abbotsford une espèce de manoir féodal; il y recevait la foule de ses admirateurs, comme un seigneur des temps antiques. Ainsi se réalisait son rêve intime, et il avait alors, ou à peu près, l'illusion d'être enfin redevenu le vrai contemporain de ses héros, —qui aussi bien n'ont jamais cessé d'être pour lui des contemporains.

      Et ce vif sentiment des choses mortes ou à peu près disparues n'était pas chez le baronnet caprice léger de poète ou fantaisie passagère d'artiste. Il ne se contentait pas de goûter profondément tout ce qui était gothique et lointain: la connaissance qu'il en avait était aussi exacte qu'étendue. Il a commencé jeune à dévorer des bibliothèques, et il a toujours continué à les retenir. D'une curiosité infatigable, constamment en quête et furetant, il apprenait sans cesse et avec le rare privilège de ne jamais oublier ce qu'il avait une fois appris. Sa mémoire est inépuisable; à propos de tout et sur tout elle lui fournit d'interminables séries d'anecdotes. Les hôtes d'Abbotsford en sont émerveillés et crient au prodige. Devant leur attention stupéfaite, il est capable de faire défiler en quelques heures les spectacles les plus différents et les évocations les plus dissemblables. Jamais d'erreur ou même de confusion: chaque souvenir est marqué des traits qui lui appartiennent en propre, précis et significatifs. Compagnons de Richard ou contemporains de Louis XI, highlanders ou chevaliers de la Croisade, comtes normands ou porchers saxons, joyeux outlaws ou fiers archers de la garde écossaise, tous vivent et surtout tous se distinguent. Le magicien qui les ressuscite est le plus exact, le plus informé, le plus minutieux des antiquaires. Il pourrait presque dire où a été trempé leur poignard et quel ouvrier a forgé leur cotte de mailles. Sa vie a été employée à peu près tout entière à faire ainsi provision de vieux souvenirs; car sa mémoire, comme son imagination, est tournée complètement vers le passé et retient surtout les choses qui ont comme un parfum d'archéologie. Ce n'est pas en artiste ou en dilettante qu'il a lu ou voyagé, c'est, avant tout en antiquaire. Il en a l'ardeur, le flair, les scrupules. Il en a plus encore la sûreté et l'érudition. C'est ce qui l'a mis en mesure, car sa facilité tient du prodige, d'improviser aussi aisément un roman sur l'époque de Louis XI ou celle des Croisades, que sur l'Écosse moderne. Il en portait dans sa mémoire tous les éléments réunis d'avance. Ils y restaient comme canalisés, n'attendant pour s'épancher au dehors qu'une occasion favorable. L'écluse ouverte, ils coulaient abondamment, sans relâche, avec de gros bouillonnements joyeux. Pour Walter Scott plus que pour tout autre écrivain, créer ne fut jamais que se ressouvenir.

      Il


Скачать книгу