Sainte Beuve et ses inconnues. A. J. Pons

Sainte Beuve et ses inconnues - A. J. Pons


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Quand je dis de ne pas masquer l'homme, ce n'est pas que j'aie la grossièreté de vouloir qu'on exprime tout. Il y a des coins de vérité qu'on présentera plus agréablement sous un léger voile.

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       Les hommes, vus de près et dans l'intérieur, sont souvent pires, mais quelquefois aussi ils valent mieux que quand on ne les voit et qu'on ne les juge que d'après le monde et sur l'étiquette de la renommée.

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       Quand on le peut et quand le modèle a posé suffisamment devant vous, il faut faire les portraits les plus ressemblants possible, les plus étudiés, et réellement vivants; y mettre les verrues, les signes au visage, tout ce qui caractérise une physionomie au naturel… Je crois que la vie y gagne et que la grandeur vraie n'y perd pas.

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       Je n'aime pas les portraits de convention, le public les aime assez; il est toujours délicat de déranger un de ces portraits tels qu'il les a vus et tels qu'il les veut; il semble qu'en y mettant les verrues et les taches, on ait dessein de le salir et de l'outrager… Tranquillisez-vous, ne vous fâchez pas! on ne prétend rien ôter que de faux, on ne veut y remettre que la vérité de la physionomie et l'entière ressemblance.

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       Il n'est rien de tel, pour fortifier son jugement et accroître son expérience, que d'écouter les esprits supérieurs et de recueillir leurs témoignages, quand ils ne s'expriment pas en vue de la foule et pour amuser la galerie, mais quand ils parlent avec netteté et simplicité pour se laisser voir tels qu'ils sont à ceux qui sont dignes de les bien voir.

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       Sur ceux qui ont beaucoup écrit et surtout qui ont jugé les écrivains, on écrit beaucoup. La plume appelle la plume, et les amours-propres intéressés ont beaucoup de babil. Sur Malherbe, sur Boileau, sur Pope, sur Johnson, non content de les juger par leurs ouvrages, on a fait des livres, on a recueilli leurs moindres mots, on les a étudiés et poursuivis jusque dans le détail domestique de leur vie.

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      Si par la même méthode, sans plus d'art, mais avec la même impartialité, on bâtissait sur chacun de nos grands auteurs des volumes ainsi farcis et composés de détails biographiques, jugements, analyses, fragments de lettres, témoignages pour et contre, anecdotes et ana, on aurait toute la vérité désirable, on saurait d'original et de fond en comble, le talent, le caractère et la personne. Ce serait tout gain pour le lecteur; la part et le mérite du collecteur disparaîtraient dans le résultat.

      SAINTE-BEUVE, passim.

       Table des matières

       Table des matières

      ENFANCE.—PREMIÈRE AMOURETTE.—DÉPART POUR PARIS.

      Après le plaisir de faire l'amour, il n'en est pas de plus grand que d'en parler, d'en décrire les ivresses, d'en rappeler les émotions, les joies et les douleurs. Aussi les héroïnes de tragédie n'apparaissent-elles sur le théâtre que flanquées d'une confidente à qui elles dépeignent leur tourment, et qui répond comme un écho aux agitations passionnées de leur âme. La contagion a gagné nos grands écrivains; chacun d'eux se croit tenu de nous rendre compte de ses bonnes fortunes, et le public devient ainsi leur confident.

      Quand ils sont sincères, ce qui est rare, leur confession, loin de déplaire, est pour nous du plus grand intérêt; elle nous gagne le coeur. L'humanité, reconnaissant en eux ses propres faiblesses, se mire avec complaisance dans le tableau de leurs égarements.

      Pourquoi sommes-nous profondément remués par certaines pages de J.-J. Rousseau? C'est que nous y retrouvons nos propres sentiments, les souvenirs de notre jeunesse et ce vague désir qui, nous attirant vers les femmes au printemps de la vie, a fait éprouver à nos sens de si enivrantes délices que le reste de nos jours en est comme embelli et parfumé.

      Malheureusement, son livre reste unique. Tous les prétendus Mémoires et Confidences, que l'on nous a donnés depuis, ne sont que des romans où l'auteur se farde et se pose à son avantage en vue de la postérité. Le parti-pris en corrompt la sincérité.

      Les meilleures confessions sont encore celles que l'on fait sans dessein, sans plan arrêté et comme à son corps défendant. Tel est le cas de Sainte-Beuve. Il a semé çà et là, dans ses livres, une foule, d'aveux marqués au coin de la franchise, et qui ouvrent des jours nouveaux sur ses idées et ses sentiments; il n'y a guère qu'à l'y découper pour le dessiner aux yeux et le faire saillir avec relief. On peut dire qu'il a passé sa vie, comme Montaigne, à faire son portrait, quoique avec moins de coquetterie. Il a laissé de plus, afin de nous guider, deux autobiographies très-exactes où sont indiqués les points essentiels. Après avoir tant fait pour la mémoire des autres, n'était-il pas juste qu'il prît quelque soin de la sienne?

      Doué d'une complexion fort amoureuse et d'un caractère à velléités indépendantes, il a largement usé des libertés du célibat. Sans prétendre le suivre à travers tous les mondes qu'il a traversés, nous pouvons cependant, en nous aidant des biographies déjà publiées, d'un ouvrage posthume et de nos souvenirs personnels, raconter quelques-unes des aventures que ses passions lui firent courir.

      Est-il besoin de réfuter le reproche banal de laideur sur lequel on a tant insisté? Sainte-Beuve n'avait certes rien d'un Adonis; les traits de son visage étaient empreints de vigueur plus que de grâce et de beauté. Soit. Mais combien ne rachetait-il pas ce désavantage, si c'en est un, par l'affabilité de ses manières et la délicatesse de ses attentions! Élevé avec tendresse par sa tante et par sa mère, il avait reçu d'elles le charme et les coquetteries du tempérament féminin. Dès qu'il était en présence d'une jupe, duchesse ou grisette, son visage rayonnait de béatitude, ses yeux pétillaient de malice et son fin sourire désarmait la fierté. Sans jamais se départir des prévenances et de la politesse d'un autre âge, il savait s'insinuer dans leur confiance, entrer dans leurs intérêts, se pâmer d'admiration pour leurs attraits ou leur esprit, déployer enfin toutes les câlineries et séductions qui triomphent des plus rebelles. Ajoutez-y, ce qu'elles ne dédaignent pas, un dévouement à toute épreuve et une grande générosité. Que faut-il de plus pour réussir? Être poëte? Il l'était; ses vers avaient même je ne sais quoi de discret, d'intime et de douloureux qui appelait la consolation.

      Tout cela, au fond, je le crois, n'était à autre fin que d'introduire plus adroitement l'ennemi dans la place, de planter, suivant son expression, le clou d'or de l'amitié. Il n'en est pas moins vrai qu'il avait de quoi plaire et qu'il est souverainement injuste d'attribuer, ainsi qu'on l'a fait, la sévérité de quelques-uns de ses jugements à un dépit amoureux.

      Dans une lettre à Mlle Ernestine Drouet, je puise les meilleures raisons de son impartialité; c'était un don de nature qu'aucun dépit, amoureux ou autre, n'était capable de troubler: «Plus je vais, plus je deviens indifférent: seulement, les jugements se forment en moi, et, une fois établis, après deux ou trois secousses ou épreuves, ils sont affermis et ne délogent plus. Je crois, d'ailleurs, n'avoir aucune animosité. Remarquez que je n'ai pas assez de temps pour cela; les animosités elles-mêmes demandent à être cultivées. Obligé si souvent de déplacer mon esprit et mon intérêt, de l'attacher et de l'enfoncer en des écrits et des auteurs si différents, y cherchant chaque fois le plus de vérité possible, je me blase aussi vite sur les irritations et les piqûres, et, au bout de quelque temps, je ne sais presque plus de quoi il s'agit.» Il était trop occupé de penser pour avoir le temps de haïr. Un jour que j'avais eu


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