Sainte Beuve et ses inconnues. A. J. Pons
de quel dévouement, de quelle idolâtrie il veut récompenser un retour de tendresse! Exalté pour elles, mais en toute pureté et délicatesse, il porte dans ses désirs plus d'ardeur que d'exigence. À ses yeux la femme est un être divin, dont un sourire ouvre le ciel; c'est le paradis avec ses joies mystérieuses, la vie avec tous ses enchantements. Pour la moindre faveur il est prêt aux plus grands sacrifices. Dites un mot, il vole au-devant du danger. Un signe de votre paupière suffit pour l'entraîner à vos pieds. Que demande-t-il? Presque rien; effleurer vos cheveux de ses lèvres, presser un instant votre main; peut-être quelques lignes de vous griffonnées sur un chiffon de papier, qu'il cachera jalousement dans son sein après les avoir à demi effacées de ses baisers.
Hélas! à cette fleur d'innocence, à cette pure flamme qui s'offre à elles, les femmes préfèrent quelque fat, quelque Don Juan blasé. Leur sot dédain pousse le blond adolescent dans les bras d'une grisette, d'une femme de chambre, heureux quand ce n'est pas sur un fumier que va fleurir la rose aux suaves parfums.
Demeurant avec sa mère et trop bien élevé pour se livrer sous ses yeux à des amours ancillaires, Sainte-Beuve était, fort entrepris. Ecoutons-le nous raconter ses pudeurs et frémissements, lorsqu'il ressent pour la première fois l'aiguillon.
«Je n'avais aucune occasion de voir des personnes du sexe qui fussent de mon âge ou desquelles mon âge pût être touché. J'eusse d'ailleurs été très sauvage à la rencontre, précisément à cause de mon naissant désir. La moindre allusion à ces sortes de matières dans le discours était pour moi un supplice et comme un trait personnel qui me déconcertait: je me troublais alors et devenais de mille couleurs.»
Cette sauvagerie ne tiendra pas longtemps: l'éphèbe pudibond, à défaut de cousine ou de femme un peu mûre qui le déniaise, va bientôt rencontrer sur le trottoir des objets qui le préoccuperont singulièrement. Pour bien comprendre ce qui va suivre, il faut se rappeler que le vice, à cette époque, s'étalait en pleine licence dans le quartier voisin du Palais-Royal. Les rues y étaient sillonnées, dès l'entrée de la nuit, de filles de maison en quête d'aventure, étalant sans vergogne au coin des rues leurs appas luxuriants.
«Les plus étroits défilés, les plus populeux carrefours et les plus jonchés de pièges m'appelaient de préférence; je les découvrais avec certitude. Un instinct funeste m'y dirigeait. C'étaient des circuits étranges, inexplicables, un labyrinthe tournoyant comme celui des damnés luxurieux.
«Je repassais plusieurs fois, tout haletant, aux mêmes angles. Il semblait que je reconnusse d'avance les fosses les plus profondes, de peur de n'y pas tomber; ou encore, je revenais effleurer le péril de l'air effaré dont on le fuit. Mille propos de miel ou de bouc m'accueillaient au passage; mille mortelles images m'atteignaient. Je les emportais dans ma chair palpitante, courant, rebroussant comme un cerf aux bois, le front en eau, les pieds brisés, les lèvres arides.»
Quand on s'expose ainsi au danger, tôt ou tard on y succombe. De semblables promenades ne sont pas faites pour réconforter la vertu. L'imprudent ne tardera pas à rouler sur la pente des sentiers obliques, à prendre goût à ce qui d'abord effarouche; il se laissera arrêter par quelqu'une de ces prêtresses de Vénus qui, selon le dicton populaire, font sortir le loup du bois.
«A la fin, de guerre lasse, je tombai sans choix aucun, sans attrait, absurdement, à une place quelconque, et uniquement parce que je m'étais juré de tomber ce jour-là.»
Il n'y a que le premier pas qui coûte. Petit à petit on se familiarise avec ces enjoleuses et l'on revient sans tant de terreur aux mêmes lieux.
«J'appris d'abord, dans mes courses lascives, à discerner, à poursuivre, à redouter et à désirer le genre de beauté que j'appellerai funeste, celle qui est toujours un piège mortel, jamais un angélique symbole; celle qui ne se peint ni dans l'expression idéale du visage, ni dans le miroir des yeux, ni dans les délicatesses du sourire, ni dans le voile nuancé des paupières. Le visage humain n'est rien, presque rien dans cette beauté; l'oeil et la voix qui, se mariant avec douceur, sont si voisins de l'âme, ne font point partie ici de ce qu'on désire: c'est une beauté réelle, mais accablante et toute de chair, qui semble remonter en droite ligne aux filles des premières races déchues, qui ne se juge jamais en face et en conversant de vive voix, ainsi qu'il convient à l'homme, mais de loin plutôt, sur le hasard de la nuque et des reins, comme ferait le coup d'oeil du chasseur pour les bêtes sauvages; oh! j'ai compris cette beauté-là.»
S'il est des erreurs agréables et des fautes qui, bien confessées, deviennent à l'instant contagieuses pour l'imagination humaine, il faut avouer que ce n'est pas ici le cas. Voilà bien des phrases et de l'emphase pour dépeindre, non sans longueur, ce que Chamfort définissait plus lestement: l'échange de deux fantaisies et le contact de deux épidermes. Je dirai plus: le caractère français, à partir de Jean-Jacques et de Saint-Preux, me semble avoir perdu quelque chose de l'aisance, du naturel et de la facilité de moeurs, dont Gil Blas et des Grieux sont les types les plus vrais, pour prendre un air de dignité et de vertu qui paraît trop roide, comme tout ce qui est neuf. Cela tient aux immortels principes. L'espèce a passé par la Révolution et en reste marquée. Il n'y a pas d'individu, si dégagé soit-il, qui ne garde un peu de l'empois du citoyen.
Notre jouvenceau, tout en jetant sa gourme, a, suivant l'usage, une divinité à laquelle il songe au milieu de son libertinage et dont l'influence, momentanément éclipsée par la débauche, doit le retirer de cette fange.
«J'appris que l'amour vrai n'est pas du tout dans le sens: car si l'on aime vraiment une femme pure et qu'on en désire à la rencontre une impure, on croit soudain aimer celle-ci; elle obscurcit l'autre; on va, on suit, on s'y épuise; mais, à l'instant, ce qu'inspirait cette femme impure a disparu comme une fumée, et, dans l'extinction des sens, l'image de la première recommence à se montrer plus enviable, plus belle et luisant en nous sur notre honte…
«Oh! du moins, dans mon vaste égarement, je n'eus jamais d'attache expresse et distincte; entre tant de fantômes entassés, aucun en particulier ne me revient. Ténèbres des anciens soirs, ressaisissez vos objets épars; faites les tous rentrer, s'il se peut, en un même nuage!»
Allons, tant mieux! si la chasteté a subi quelques atteintes, le coeur du moins est resté sain. On ne pourra pas lui appliquer ce qu'il disait plus tard lui-même de ceux qui avaient suivi son exemple: «Il y en a qui, pour avoir trop fait, chaque matin et chaque soir, le tour extérieur du Palais-Royal, dans les infections et les boues, ne savent plus jouir d'une heure de soleil dans la belle allée.» Le piquant de l'affaire, c'est que la scabreuse confession fait partie d'un livre dont l'abbé Lacordaire a composé un important chapitre. Je comprends pourtant les scrupules d'un fin critique, ami de Sainte-Beuve, Ch. Magnin, qui lui écrivait quand tout cela parut imprimé: «C'est une étude bien hardie sur la nature humaine. Ce que vous avez peint n'est pas l'état normal; c'est une exception rare.» Pas si rare cependant; beaucoup d'autres ont passé par là qui n'en soufflent mot, et n'ont jamais exhalé leurs remords que dans l'antichambre de Ricord ou de Cullerier. Car les coquines vous laissent trop souvent un souvenez-vous de moi qui gêne dans les entournures.
Sans plus nous attarder à la peinture de ces vulgaires escapades de l'étudiant, suivons-le dans la visite qu'il fit quelques années après à sa cousine, fille d'un professeur de médecine à Strasbourg. Il l'avait connue enfant à Boulogne, où elle était venue avec sa mère passer quelque temps chez ses grands parents,
Blonde et rose, et causeuse, et pleine de raison;
Chez sa grand'mère aveugle, autour de la maison
Nous aimions à courir sur la verte pelouse;
Elle avait bien quatre ans, moi j'en avais bien douze.
Alors mille douceurs charmaient nos entretiens;
Ses blonds cheveux alors voltigeaient dans les miens,
Et les nombreux baisers de sa bouche naïve
M'allumaient à la joue une flamme plus vive.
Elle disait souvent que j'étais son mari,
Et mon coeur s'en troublait, bien que j'eusse